![« En 2022, de nombreux acheteurs ont eu peur de manquer d'électricité à l'avenir en raison du manque de production, et ont donc accepté d'acheter beaucoup plus cher que l'anticipation du marché », explique Fabien Choné, ancien patron de Direct Energie.](https://static.latribune.fr/full_width/2380437/election-ue-2024-pylones.jpg)
Au lendemain d'une crise énergétique sans précédent, c'est un sujet aussi technique que politique qui a fait son irruption dans la campagne pour les élections européennes : le marché de l'électricité sur le Vieux continent. Les candidats s'en sont, en effet, emparés pour bâtir leur programme, suscitant des débats houleux sur les plateaux télévisés.
Et pour cause : alors que, selon La France Insoumise et le PCF, il serait nécessaire d'en « sortir » afin de baisser les tarifs, le Rassemblement national, les Républicains et les Socialistes demandent, eux, d'en modifier les règles, tandis que Renaissance en défend les vertus. Cet énième point d'achoppement à gauche de l'échiquier politique a d'ailleurs suscité les polémiques, les Insoumis n'hésitant pas à discréditer la liste menée par Raphaël Glucksmann (PS) en raison de son « accord avec le marché européen de l'électricité qui fait exploser les factures ».
Mais pourquoi ce système est-il pointé du doigt ? S'agit-il vraiment d'un marché « spéculatif qui fait exploser nos factures d'électricité », comme l'a récemment affirmé le communiste Léon Deffontaines ? Auquel cas, le revoir en profondeur en « rétablissant un prix français » permettrait-il réellement de « baisser de 30 à 40% » les tarifs, à l'instar de ce que promet le RN ? Ou est-il, au contraire, la condition sine qua non de notre prospérité, afin que les prix reflètent mieux la réalité des coûts de production (dixit la candidate macroniste Valérie Hayer) ?
Une électricité indexée sur les prix du gaz ?
Concrètement, celui-ci repose sur une idée simple : il s'agit d'optimiser les échanges d'électricité entre pays européens, afin d'assurer à tout moment la sécurité d'approvisionnement des Vingt-Sept. Plutôt que de raisonner au niveau d'un Etat, il consiste ainsi à organiser des enchères quotidiennes entre acheteurs et vendeurs à l'échelle du continent, afin que chaque électron demandé soit bien délivré n'importe où il serait appelé. Car contrairement au gaz ou au pétrole, le courant ne se stocke pas : à tout moment, l'offre doit être égale à la demande, sous peine de défaillance.
Sur cette vaste bourse d'échange, l'enjeu est donc de mettre en route suffisamment de centrales pour éviter un black-out, sans pour autant sur-rémunérer leurs opérateurs pour le service rendu. Pour ce faire, le marché fonctionne sur le principe de « la vente au coût marginal » : par le biais d'un algorithme, les moyens de production sont, en permanence, appelés dans l'ordre croissant de leurs frais de fonctionnement (du moins coûteux au plus coûteux).
In fine, c'est le dernier d'entre eux qui définira le prix de l'électricité. Et ce, pour une raison précise : s'il coûtait plus cher à son propriétaire de mettre en route cette installation plutôt que de ne pas produire, celui-ci privilégierait la deuxième option... ce qui conduirait à un déficit d'offre. Or, en période de pointe, cette ultime centrale appelée est souvent une centrale à gaz, c'est pourquoi on entend souvent que les prix de l'électricité sont « indexés » à ceux du gaz en Europe.
Résultat : ce mécanisme a effectivement tiré les cours à la hausse pendant la crise du gaz, en générant une marge pour tous les propriétaires des centrales appelées précédemment, qui ont vendu leur électricité au prix marginal du gaz - plus chère, donc, qu'ils ne l'ont produite -. Et notamment les opérateurs d'énergies renouvelables et nucléaire, qui bénéficient de coûts de fonctionnement très faibles (en d'autres termes, pour générer une unité de plus, ils ne doivent pas engager de lourds frais supplémentaires).
« Si l'on ne dépendait pas des énergies fossiles pour produire du courant, ce n'est pas le gaz qui aurait à ce point déterminé le prix. Mais le parc nucléaire a connu de graves problèmes et l'hydraulique, notamment, n'était pas au rendez-vous », commente l'économiste spécialiste du marché de l'électricité Jacques Percebois.
Les profits que ces opérateurs ont dégagé via ce système, appelés « rentes infra-marginales », étaient jusqu'ici acceptés, étant donné qu'ils leur permettaient de couvrir leurs coûts fixes et de réinvestir dans de nouveaux moyens de production. Mais avec la flambée des cours du gaz en 2022 et 2023, ceux-ci ont explosé à des niveaux jamais vus, en même temps que les factures des consommateurs. Ce sont ces superprofits que l'Etat a tenté, avec un succès très relatif, de capter afin de la redistribuer, comme nous l'expliquions il y a quelques semaines.
Optimal au jour le jour
Reste que pour les échanges d'électricité au jour le jour, ce dispositif s'avère optimal, affirment les spécialistes interrogés par La Tribune. Et ce, pour éviter les ruptures d'approvisionnement, en favorisant les échanges instantanés et non discriminants.
« A très court terme, il assure l'adéquation entre l'offre et la demande à moindre coût. Car ce qui fait le prix, c'est la centrale la moins coûteuse dont on a besoin à l'instant T sur la plaque européenne parmi toutes celles disponibles. En outre, plutôt que de dépendre du bon vouloir de certains acteurs, les échanges sont totalement transparents, fluides ; autrement dit, je n'ai pas à me demander si un pays voisin veut bien me vendre de l'électricité lorsque j'en ai besoin. De la même manière que personne ne peut choisir de démarrer un moyen plus cher à l'intérieur de ses frontières car il n'a pas envie d'importer », développe Nicolas Goldberg, senior manager Energie chez Colombus Consulting.
Selon une étude de 2022 du régulateur européen, l'ACER, les bénéfices des échanges transfrontaliers se sont élevés à 34 milliards d'euros en 2021 (la dernière étude ayant été réalisée en 2022), dont « plus d'1 milliard d'euros » à imputer au seul couplage des marchés*. Contrairement à ce qu'a récemment affirmé le candidat LR François-Xavier Bellamy, d'ailleurs, le système de tarification au coût marginal n'a pas été imposé à la France par l'Allemagne : à l'origine, l'idée vient...de l'entreprise EDF elle-même, lorsque Marcel Boiteux en était directeur général, dans les années 1960.
Enfin, dans la pratique, ce système n'est pas absolu. Un risque de manque d'électricité en France peut toujours faire exploser les prix « spot » dans l'Hexagone et pas en Allemagne, comme cela a été le cas en avril 2022. Et inversement, à l'instar de ce qu'on observe depuis quelques semaine. En effet, les capacités d'échange d'électricité sont techniquement limitées à une quinzaine de gigawatts (GW), même si les gestionnaires de réseau européens travaillent à augmenter ce chiffre.
Il arrive donc régulièrement qu'elles soient saturées, entraînant un découplage en faveur des Etats ayant correctement dimensionné leurs infrastructures de production. Cela signifie qu'un pays ne peut pas s'appuyer uniquement sur ses voisins pour lui délivrer du courant, et met à mal l'idée selon laquelle les tarifs seraient les mêmes partout quels que soient les mix nationaux.
Mauvais signaux d'investissement sur le long terme
Néanmoins, au-delà des échanges quotidiens, ce marché européen envoie de mauvais signaux d'investissement sur le long terme. « Si vos rentes infra-marginales explosent une fois tous les 30 ans en raison d'une pénurie conjoncturelle d'électricité, vous n'allez pas les flécher vers la construction de nouveaux moyens de production ! Il faudrait plutôt une rémunération fiable, visible, certaine ; soit l'inverse de ce que permet la volatilité du prix spot », estime Fabien Choné, ancien patron de Direct Energie.
Par ailleurs, sur les marchés dit « Futures », où l'électricité est achetée jusqu'à trois ans à l'avance à un tarif défini aujourd'hui, un autre problème de taille s'est posé pendant la crise : celui des « primes de risque » qui ont fait exploser encore davantage les cours :
« En 2022, de nombreux acheteurs ont eu peur de manquer d'électricité à l'avenir en raison du manque de production, et ont donc accepté d'acheter beaucoup plus cher que l'anticipation du marché », explique Fabien Choné.
Et pour cause : puisque le courant ne se stocke pas, les fournisseurs s'exposaient à un risque démesuré s'ils ne se couvraient pas suffisamment. « RTE [le Réseau de Transport d'électricité, ndlr] peut les pénaliser jusqu'à 10.000 euros/MWh en cas de défaillance, et ils peuvent même perdre leur licence », justifie le cofondateur de Direct Energie.
Par conséquent, ces entreprises ont fait monter les enchères en acceptant de débourser des sommes mirobolantes sur les marchés à terme, « sans aucun rapport avec les coûts réels de production », regrette Fabien Choné. Si bien qu'en août 2022, les prix pour une livraison à l'hiver 2022-2023 ont atteint 2.500 euros/MWh sur l'ensemble des heures pleines (8h-20h), alors même que coût de production marginal des centrales à gaz tournait autour de 600 à 700 euros/MWh maximum.
Et ce n'est pas tout : aujourd'hui, le problème s'est « inversé » : depuis quelques mois, les prix ont chuté sur les marchés de gros (en raison d'une baisse de la demande et d'une hausse de l'offre). A tel point que ce principe de vente au coût marginal risque de ne plus rémunérer suffisamment les centrales ayant d'importants frais fixes. De fait, si EDF vend son électricité à moins de 60 euros le MWh, l'entreprise ne couvre plus les coûts de production de son parc nucléaire.
Que se passerait-il sans le marché européen ?
Face à ces écueils, il faudrait donc sortir de ce marché pour se recentrer sur la France, proposent une partie des candidats aux Européennes. Et ce, en régulant la production ou la demande d'électricité, via un système de planification, demandent notamment LFI et le PCF. « Un coordinateur, qui serait probablement EDF ou RTE, prévoirait combien il faut produire à tout moment sur le territoire, et combien il faut investir en fonction de ce qu'il anticipe comme consommation. Et s'il y a un déséquilibre, ce planificateur pourrait toujours acheter le manque à l'étranger, si des voisins sont d'accord, dans le cadre de contrats bilatéraux », interprète Jacques Percebois.
Sans le marché intégré, l'Hexagone semblait d'ailleurs s'en sortir sans encombre avant les années 2000, avec un tarif de l'électricité très compétitif. Mais selon Nicolas Goldberg, « la situation a drastiquement changé » :
« Avant, la France était extrêmement surcapacitaire, avec un parc nucléaire beaucoup plus performant et davantage de thermique [gaz et charbon, ndlr] mais aussi moins de demande. Ce n'est plus le cas », affirme-t-il.
Dès 2009, l'ancien PDG d'EDF Pierre Gadonneix avait d'ailleurs demandé une augmentation de 40% des tarifs en 3 ans afin de financer les investissements dans de nouveaux moyens de production. Si l'on sortait aujourd'hui du marché européen, « il faudrait réaliser ces investissements, en ne comptant quasiment que sur nous-mêmes pour assurer la sécurité d'approvisionnement », prévient Jacques Percebois.
« Cela passerait forcément par la construction de nouveaux moyens thermiques, car nous importons aujourd'hui pendant les pics de consommation », ajoute l'économiste. « Ce qui entraînerait des coûts supplémentaires à faire porter aux usagers, et potentiellement plus de CO2 dans l'atmosphère », renchérit Nicolas Goldberg, évoquant une « désoptimisation économique et climatique ».
Un tel choix aurait même aggravé la crise de 2022, estime le consultant. « On aurait dû négocier en bilatéral avec chaque pays pour compenser le manque de disponibilité des centrales nucléaires. Dans un moment tendu pour tout le monde, l'issue aurait été catastrophique », justifie-t-il. « Vous ne pouvez pas avoir et la planification, et la flexibilité. Il faut choisir », ajoute Jacques Percebois.
A cet égard, le cas suisse est intéressant : puisque ce pays ne fait pas partie du marché européen de l'électricité mais s'en trouve physiquement au cœur, plusieurs entreprises helvétiques ont noué des contrats d'échange avec les opérateurs des pays voisins. Mais cela semble ne pas suffire : « Leurs prix sont plus élevés et ils craignent toujours pour leur sécurité d'approvisionnement, car les imports ne sont ni très flexibles, ni totalement garantis », note Nicolas Goldberg.
L'Espagne et le Portugal n'ont pas quitté le marché
Enfin, cela générerait moins de recettes commerciales pour l'Hexagone. Certes, sans marché intégré, il y aurait toujours des échanges, contrairement à ce que la candidate macroniste Valérie Hayer a récemment sous-entendu. « Mais ils seraient beaucoup moins optimisés », note Fabien Choné
« Si la France vend autant de nucléaire à l'étranger en ce moment, c'est grâce à ce système. C'est une très bonne affaire pour EDF ! Un prix national de l'électricité tout en exportant à des prix attractifs, comme le propose le RN, ça ne fonctionne pas. Sans marché européen, qu'est-ce qui empêcherait les Allemands de démarrer leurs propres moyens de production au gaz, en refusant le nucléaire français ? », défend Nicolas Goldberg.
Pour rappel, contrairement à une idée reçue, l'Espagne et le Portugal n'ont d'ailleurs jamais quitté le marché européen de l'électricité. Pendant la crise, ces deux pays ont trouvé une rustine : ils ont subventionné le gaz par le biais d'une augmentation de la facture des consommateurs, afin de réduire le coût marginal de la dernière centrale appelée.
« Grâce à une nouvelle taxe, l'Etat a payé la différence entre le prix de marché et le plafond qu'il a fixé, c'est-à-dire 40 euros le MWh. C'est une mesure cosmétique, qui a permis d'éviter un emballement », estime Jacques Percebois.
En effet, ce prélèvement s'élevait alors à 15 centimes environ du kilowattheure (kWh), soit 150 euros le MWh ! Si bien que pour faire baisser les prix de gros, les factures des particuliers ont « énormément augmenté », selon Jaime Arbona, directeur de l'entreprise Selectra Espagne, spécialisée dans la comparaison d'offres d'énergie. Et pour cause, il faut distinguer les cours sur le marché de gros, sur lequel opèrent les fournisseurs et certains grands consommateurs industriels, et celui sur le marché de détail, qui regroupe plus généralement le marché des consommateurs finaux.
Contrats garantis à l'avance
Alors, cela signifie-t-il qu'il n'existe pas de solution idéale ? Une chose est sûre, laisser faire le marché sans aucune régulation serait néfaste, s'accordent à dire les spécialistes : « Il faut le réguler davantage afin qu'une bonne partie des transactions futures ne soient pas soumises à la volatilité des enchères quotidiennes », affirment-ils de concert. Et ce, à travers la multiplication des contrats à long terme, qui permettent de fixer à l'avance un prix de vente de l'électricité entre producteurs et consommateurs.
Cela passerait notamment par la généralisation de « contrats pour différence » (CfD), ces deals négociés à l'avance entre un opérateur et les pouvoirs publics, qui existent déjà en France. Concrètement, ceux-ci prévoit que l'Etat compense financièrement les producteurs d'énergie lorsque les prix sur le marché sont inférieurs au prix cible fixé lors des appels d'offres, afin d'encourager leur développement...mais aussi, en retour, un versement de l'excédent à la puissance publique quand ces prix lui sont supérieurs. « En fixant un prix plafond et un prix plancher, cela donne de la visibilité à tout le monde », lance Jacques Percebois.
Jusqu'il y a encore quelques mois, le gouvernement français espérait réguler de cette manière l'ensemble du parc atomique, en plafonnant le prix de vente de l'électricité nucléaire à un niveau proche des coûts de production d'EDF, estimés autour de 60 euros le MWh par la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Il avait d'ailleurs obtenu la possibilité de le faire grâce à la réforme du marché de l'électricité, votée l'an dernier à Bruxelles.
Mais fin 2023, l'option avait finalement été refusée par EDF, bien décidé à tirer profit de la hausse des prix plutôt que de voir ses tarifs encadrés par l'Etat. Or, à l'inverse, la chute des cours observée depuis le début de l'année rebat les cartes. Alors que ce phénomène inquiète de nombreux observateurs, il reste pourtant largement absent de la campagne. Signe que les candidats restent focalisés sur la crise de 2022-2023, sans savoir se saisir des nouveaux enjeux ?
* Contrairement à ce que nous avions écrit dans une première version, le couplage des marchés nationaux en Europe n'a pas rapporté 34 milliards d'euros en 2021. Même si l'ACER écrit que ces bénéfices ont été générés par « l'intégration du marché de l'électricité », ils proviennent en fait des échanges transfrontaliers en général, dont une bonne partie pourraient avoir lieu sans marché intégré.