« Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise », jugeait dans ses Mémoires (éd. Pluriel) Jean Monnet, l'un des pères fondateurs de l'Union européenne. Et des changements, l'Union européenne en a conduit plusieurs depuis une quinzaine d'années où différentes crises se sont succédées et que n'avaient pas prévu les textes européens.
Ainsi, en 2008, avec la crise financière mondiale déclenchée par les subprimes aux Etats-Unis, qui s'est poursuivie par la crise de l'euro et celle de la dette, les pays membres de l'Union européennes ont constaté que le traité de Maastricht n'avait pas prévu de garanties ni de mécanismes pour faire jouer la solidarité financière entre eux face à une crise. Et la réponse imposée alors par les pays « frugaux » au pays de l'Europe du Sud, notamment la Grèce, a été celle d'un programme d'austérité en échange de renflouements dont l'application ont mené nombre d'entre eux à tomber en récession, transformant des populations plutôt europhiles à devenir très critiques à l'égard de Bruxelles.
Pourtant, malgré les divisions et les ressentiments, le risque d'un éclatement de l'euro a été jugé plus grave, et a permis la mise en place de nouveaux mécanismes: programmes de financement d'urgence, nouvelles règles budgétaires, union bancaire. La Banque centrale européenne (BCE) a également vu son rôle étendu, par exemple sous la forme de programmes d'achats d'obligations pour stabiliser le système bancaire européen, et en juillet 2012, face aux marchés financiers qui attaque l'euro, son président d'alors Mario Draghi, décide de faire « whatever it takes » pour sauver la monnaie unique qui est aujourd'hui dans le monde la deuxième monnaie de réserve après le dollar.
En 2015 et 2016, c'est une tout autre crise qui met l'Union à l'épreuve: l'afflux massif de plus d'un million d'immigrés fuyant les guerres en Syrie et en Afghanistan. Malgré des réponses nationales complètement divergentes qui divisent le Conseil européen, l'Union européenne repense et renforce le mécanisme de sécurisation de ses frontières extérieures, en élargissant les missions de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), pour renforcer la coordination des pays membres, en passant des accords avec certains pays extérieurs, comme la Turquie pour réduire le flux des migrants vers le Vieux Continent.
L'UE a également connu une situation inédite avec le départ en 2020 de l'un de ses membres majeurs: le Royaume uni, à la suite d'un référendum où le oui au Brexit l'avait emporté. Cette sortie a montré que loin d'exploser l'Union a non seulement surmonté cette épreuve mais en est ressortie renforcée, plus aucun parti majeur dans un pays de l'Union ne militant pour suivre l'exemple britannique. Elle a même permis de renforcer la cohésion et de débloquer les négociations sur une politique de défense européenne.
Cette même année, la pandémie mondiale créée par la propagation du virus du Covid-19 voit les intérêts égoïstes reprendre le dessus face à la crise sanitaire. Dans un premier temps, chaque pays membre de l'UE ferme ses frontières, cherche désespérément - voire détourne - des stocks de masques pour son seul compte. Mais dans un second temps, la Commission organise une réponse commune comme une politique d'achat groupé de vaccins, avec une garantie d'un accès égal pour tous les Etats-membres, ou encore la création d'un fonds de relance de 750 milliards d'euros, levés par la Commission sur les marchés financiers, qui a permis d'éviter un effondrement des économies des Etats-membres en leur fournissant prêts et subventions. Cette véritable solidarité entre pays du nord et du sud contraste avec les programmes d'austérité de la crise de la dette de la zone euro.
L'invasion de l'Ukraine par l'armée russe en février 2022 a non seulement ravivé le risque de guerre sur le Vieux continent, mais obligé les pays membres de l'UE au nom du droit international à mener une politique de soutien à l'Ukraine - qui veut intégrer l'Union - non seulement militaire, mais aussi économique. Malgré leur coût pour l'Europe, l'UE impose des sanctions économiques à la Russie pour réduire les moyens de financer sa guerre. Néanmoins, la poursuite du conflit fait apparaître des divergences. Certains leaders sont favorables à un soutien plus actif, comme le président Emmanuel Macron, qui a évoqué l'envoi de troupes en Ukraine et soutient l'objectif d'une défaite de la Russie. En revanche, les responsables allemand et italien sont plus réticents à un engagement direct. Ce qui se reflète dans les opinions publiques, celles qui sont directement comme dans les pays Baltes qui voient la Russie comme une menace directe à leur sécurité, soutenant la position du président français.
Cette situation pose avec acuité la question d'une défense commune européenne, notamment en termes d'investissement mais aussi d'intégration. Depuis la présidence de Trump, et la possibilité de son retour à la Maison Blanche en novembre prochain, les Européens doivent prendre en charge leur propre sécurité, même si l'Otan reste un pilier majeur de celle-ci, et les Etats-Unis un soutien aux pays européens.
En attendant, contrairement aux critiques du projet de construction européen, ces quinze dernières années de crises, loin d'avoir conduit à une implosion de l'Union européenne, ont au contraire renforcé sa cohésion, en l'obligeant à trouver des réponses à des problèmes inédits. Malgré la « bureaucratie » et les procédures de consultation complexes à mettre en oeuvre liées à la gouvernance régissant les relations démocratiques entre les 27 pays membres, l'UE est passée d'une culture normative à une culture de l'improvisation et de l'innovation, la Commission devenant même une institution directement opérationnelle.
Cette nouvelle orientation a soulevé des critiques qui considèrent que Bruxelles agit comme instance supranationale non élue par les citoyens européens. « Le 9 juin, il sera vital de mettre un coup d'arrêt définitif à cette dérive antidémocratique d'une Commission européenne qui piétine la souveraineté des peuples », résumait le mois dernier sur X Marine Le Pen (RN), à propos d'un accord de libre-échange.
Mais outre que les décisions prises à l'échelle européenne sont entérinées par le Conseil européen qui réunit les chefs d'Etat et de gouvernement, démocratiquement élus, à l'issue d'un débat, ces critiques émanent dans la plupart des cas d'un courant eurosceptique présent depuis les débuts de l'Union, notamment de partis d'extrême droite comme le Rassemblement national. Or, depuis le Brexit, ces partis parlent davantage d'une « Alliance européenne des nations », un concept dont les contours restent flous et n'appellent plus à quitter l'Union.
Il n'en reste pas moins que les choix qui ont été fait durant ces crises ne sont pas toujours les meilleures solutions aux problèmes. Selon un rapport, le plan d'austérité qui a été imposé à la Grèce et à ses citoyens au mépris de sa souveraineté avait d'abord pour priorité le sauvetage des banques allemandes et françaises menacées de faillites. De même, le sauvetage de l'euro par Mario Draghi n'a pas vraiment conduit aux réformes politiques qu'il demandait en échange. Et la réforme du pacte de stabilité n'empêche pas certains pays, la France au premier chef, de voir ses déficits se creuser et le coût de sa dette souveraine augmenter.
Mais incontestablement la coordination entre Etats-membres s'est améliorée. Et Bruxelles veut poursuivre l'effort au regard de la place de l'UE dans le monde face à la compétition avec la Chine et les Etats-Unis. Le rapport de l'ancien président du conseil italien, Enrico Letta, et actuel président de l'Institut Delors, avance des propositions pour accélérer la mise en place d'un marché unique européen des capitaux, pour investir massivement dans des secteurs clés comme les télécoms, l'énergie et la défense. Cet été, Mario Draghi, lui aussi ancien Premier ministre italien, cité comme possible successeur de Ursula von der Leyen à la tête de la Commission, doit remettre un rapport cet été sur la compétitivité européenne.
Quant au sentiment des Européens, malgré les crises traversées depuis 15 ans, et les incertitudes géopolitiques (Russie, Chine, nouvelle présidence de Trump) et les problèmes économiques (l'inflation et la faible croissance qui pèsent sur le pouvoir d'achat), la 100e enquête de l'Eurobaromètre, publiée en décembre 2023, montre que 70% des citoyens de l'UE jugent que l'Union est un havre de stabilité dans un monde en crise. Une opinion qui est majoritaire dans tous les États membres. Et 61 % sont même optimistes pour l'avenir de l'UE. Une confiance qui corrobore l'intuition de Jean Monnet: « J'ai toujours pensé que l'Europe se ferait dans les crises, et qu'elle serait la somme des solutions qu'on apporterait à ces crises ».