Un an après la mort de Nahel, les braises de Nanterre

Le 27 juin 2023, la mort de Nahel, tué par un tir policier, embrasait la cité Pablo-Picasso. Quinze jours de révolte dont le souvenir nourrit le sentiment d’abandon des habitants.
Jeudi 20 juin, à Nanterre, Mohessine pose devant la fresque qu’il a créée sur un mur de la cité Pablo-Picasso en mémoire de Nahel.
Jeudi 20 juin, à Nanterre, Mohessine pose devant la fresque qu’il a créée sur un mur de la cité Pablo-Picasso en mémoire de Nahel. (Crédits : © LTD / Corentin Fohlen pour La Tribune Dimanche)

Il y a les traces bien visibles et celles qui sont plus enfouies. Tous les 3 mètres, le bitume de l'avenue Pablo-Picasso porte les stigmates des poubelles et des voitures brûlées il y a un an. Partout dans la cité, les messages sur les murs des immeubles demandent « justice pour Nahel ». Parfois, les services de nettoyage les effacent. Quelques jours plus tard, ils réapparaissent. La moitié des abribus n'ont plus de vitres, et la plupart des bancs sont en mauvais état. Un an après, le centre des impôts, à quelques centaines de mètres, n'a pas rouvert, toutes les fenêtres cassées ont été recouvertes de plaques de bois.

Pendant les émeutes, ce sont près d'une dizaine de bâtiments publics qui ont été dégradés à Nanterre, et les 500 000 euros avancés par la Région n'ont pas encore permis de tout réparer. « Nous, on ne parle pas d'émeutes, on parle de révolte », explique Mohessine, jeune homme de 27 ans, l'une des figures du quartier. Mohessine était un ami de Nahel, il était au cœur de l'action pendant ces nuits de juin 2023, mais refuse d'en dire plus. « Franchement, on est dégoûtés. Un an après, on se dit que ça a servi à rien. Il y a encore plus de contrôles de police, il y a encore plus d'inégalités. Et puis, en plus, le policier qui a tué Nahel est sorti de prison [sous contrôle judiciaire le temps de l'enquête]. Et vous rajoutez à ça le RN aux portes du pouvoir, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? »

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Pour raconter leur version de ces événements, Mohessine s'est battu pour installer une fresque au cœur de la cité. « Ils ont les images, on a les souvenirs. Nahel, nous ne t'oublions pas », peut-on lire sur la gauche de la fresque. « À la télé, les politiques et les journalistes n'ont parlé que des pillages et des bâtiments brûlés, sauf que le message, c'était pas ça. C'était un cri du cœur, c'était un message de rage qu'on voulait faire passer, on voulait dire à tout le monde : on existe. » Dans la vie, Mohessine est géomètre. « Des gars comme moi, si on s'arrête de travailler, ça n'a aucun impact. Ce n'est pas comme si je bossais dans une raffinerie et que je pouvais bloquer les stations essence. Si je fais grève, ça ne change rien. Donc, pour se faire entendre, on se révolte. Et c'est ce qu'il s'est passé l'année dernière. »

Sur la fresque, des photos ont été sélectionnées pour illustrer leurs souvenirs : une image de Nahel dans sa chambre d'adolescent, une de la marche du 27 juin dernier, qui a précédé les émeutes, une voiture brûlée. « Vous, vous voyez la voiture brûlée sur la photo, moi, je vois la grille qu'il y a derrière. » Cette grille, située à une cinquantaine de mètres de la fresque, incarne pour ces jeunes de la cité Pablo-Picasso une frontière qu'ils n'ont pas le droit de franchir. Installée par la mairie de Puteaux, elle sépare la ville de Nanterre du quartier de la Défense, beaucoup plus riche. De l'autre côté, le contraste est saisissant : les rues sont plus propres, les jeux pour enfants, en bon état, les espaces verts, mieux entretenus. Pour la franchir, il faut avoir le digicode de la porte du grillage.

Manif et barbecue géant samedi

« On essaie de déménager, mais on nous propose que des logements dans la tour d'en face. On essaie d'inscrire notre fils dans le privé depuis quatre ans ; il est premier de sa classe et on a les moyens, mais à chaque fois son dossier est refusé. Peut- être qu'il ne s'appelle pas comme il faut. J'ai le sentiment qu'il faut s'appeler Victoire, Marie ou Nicolas pour y arriver », se désole Sotoka, une sage-femme de 36 ans. Depuis plusieurs années, elle vit avec son mari et leurs trois enfants dans une des tours Aillaud, les fameuses « tours Nuages » érigées dans les années 1970 en lieu et place des bidonvilles. L'année dernière, c'est sous ses fenêtres que les affrontements entre les jeunes émeutiers et les forces de l'ordre ont été les plus violents. « Il faisait une chaleur assommante, mais on devait garder les fenêtres fermées pour éviter que des tirs de mortiers rentrent dans le salon. Même si on comprend les jeunes, on a eu vraiment peur. » Son fils de 14 ans était un ami de Nahel, tous ses copains prenaient part aux émeutes, lui n'en a pas eu le droit.

Nanterre

D'autres ont aussi laissé des messages. © LTD / Corentin Fohlen pour La Tribune Dimanche

« Il ne faut pas tout mettre sur le dos des parents », s'insurge Fatiha Abdouni, fondatrice de l'association La voix des femmes des Pablo. Cette figure du quartier habite au 16étage d'une autre tour. « À Pablo- Picasso, 45 % des femmes élèvent seules leurs enfants, elles ont du mal à s'en sortir, et c'est dur d'éduquer des enfants. Mais ça n'explique pas tout, c'est un sentiment d'abandon global de ces jeunes, ils sont livrés à eux-mêmes. » En septembre 2023, cette mère de famille monte un collectif de femmes pour mieux comprendre les raisons de la colère. « Après de nombreuses réunions, on a fait 45 propositions sur l'éducation, la santé, la sécurité », se félicite- t-elle.

Depuis plusieurs mois, avec les autres membres du collectif, elle rencontre les élus de Nanterre, la députée sortante, les sénateurs. « J'espère que nos propositions seront entendues, parce que, depuis un an, j'ai l'impression que le gouvernement est passé à autre chose, plus personne ne parle de nous. » Aujourd'hui, les émeutes sont presque devenues un sujet tabou, notamment à l'école. Pendant sa seconde, Sarah, 18 ans, était dans la même classe que Nahel. Cette année, en terminale, elle est dans celle de sa cousine. « On n'a jamais parlé ni de Nahel, ni des émeutes, en classe. Franchement, vous trouvez ça normal ? On en discutait entre nous, mais personne n'a osé le dire aux professeurs, c'est comme s'il ne s'était rien passé. » Pour l'anniversaire de la mort du jeune homme de 17 ans, la famille organise samedi 29 juin à Nanterre une marche suivie d'un barbecue géant dans le parc voisin.

Des contrôles de police tendus

Dans la cité, la présence des forces de l'ordre est particulièrement visible. « On se fait contrôler tout le temps, pour rien. Depuis l'année dernière, de nouvelles brigades ont débarqué. Ils ne nous connaissent pas et sont beaucoup plus agressifs », explique un jeune de 20 ans. « Parfois, ils nous demandent de nous mettre face à la fresque, les mains appuyées dessus pendant la palpation, c'est pas une humiliation, ça ? » « À Pablo-Picasso, la situation est beaucoup plus tendue depuis la mort de Nahelconfirme Reda Belhaj, porte- parole du syndicat Unité SGP Police d'Île- de-France. À chaque contrôle, les jeunes délinquants témoignent d'une forme de haine envers les collègues. C'est devenu très difficile de faire son métier de policier, c'est une affaire qui laisse des traces. »

À propos de l'augmentation du nombre de contrôles, le policier syndicaliste proteste. « Il n'y en a pas plus qu'avant, mais il faut quand même rappeler que Pablo-Picasso est la cité numéro un pour le trafic de stups dans les Hauts-de-Seine, c'est normal qu'il y ait des contrôles. » En janvier, trois personnes ont été incarcérées pour trafic de drogue après avoir été arrêtées en bas des tours Nuages. En mars, lors d'une des fameuses opérations Place nette, huit autres individus ont été interpellés pour les mêmes raisons, au même endroit. Ce jour-là, 3,5 kilos de cannabis et 14000 euros en liquide ont été saisis.

Jean-Yves Sioubalack

Jean-Yves Sioubalack, délégué des parents d'élèves de l'école Miriam-Makeba © LTD / Corentin Fohlen pour La Tribune Dimanche

Le bâtiment est toujours là, c'est peut-être grâce à nous

Jean-Yves Sioubalack (photo), délégué des parents d'élèves de l'école Miriam-Makeba

À Nanterre, les soulèvements de 2023 ont également connu leur lot de belles histoires. De l'autre côté du parc de Nanterre, Jean-Yves Sioubalack pose fièrement devant l'école Miriam-Makeba, dont il est délégué des parents d'élèves : « Si le bâtiment est toujours là, c'est peut-être grâce à nous. » Lors de la première nuit d'émeutes, le groupe scolaire a été touché par un début d'incendie. Le lendemain, Jean-Yves Sioubalack envoie un message sur le groupe WhatsApp des parents: « Pour le bien de nos enfants, y a-t-il des parents volontaires pour venir protéger l'école cette nuit ? » Ils seront une trentaine pendant plusieurs nuits à veiller jusqu'à 4 heures du matin au milieu d'un campement installé pour l'occasion.

De ces nuits-là, Jean-Yves garde en tête la colère des jeunes de sa ville, les mots qu'il a su trouver pour les calmer, mais surtout la solidarité entre les habitants pour protéger l'école. « On avait une mission. » Une mission qui aurait dû être récompensée le 28 juin prochain à l'Assemblée nationale. Des mains de la députée écologiste Sabrina Sebaihi, aujourd'hui sortante, Jean-Yves Sioubalack aurait dû recevoir la médaille de l'Assemblée nationale, sorte de légion d'honneur des citoyens ordinaires. La dissolution de l'Assemblée l'en privera.

Si Bardella passe, il peut se passer des dingueries

Un habitant des tours Nuages

À Nanterre, aux élections européennes, la liste LFI est arrivée en tête avec 37% des voix. Le RN est loin derrière, avec moins de 13%. Dans la cité Pablo-Picasso, seules les affiches du Nouveau Front populaire ou de La France insoumise parviennent à résister, toutes les autres ont été arrachées. Dans le bureau de vote de l'école primaire du quartier, LFI a obtenu plus de 60% des suffrages exprimés le 9 juin. « LFI, c'est les moins racistes, c'est normalexplique à La Tribune Dimanche un jeune en bas des tours. Tous ceux de droite, ils veulent nous foutre dehors, vous voulez qu'on fasse quoi ? » La perspective de voir arriver le parti de Jordan Bardella au pouvoir effraie une bonne partie des habitants du quartier, pour la plupart issus de l'immigration. À Pablo-Picasso, 98% des appartements sont des logements sociaux. « Si Bardella passe, il peut se passer des dingueries », reprend le jeune homme. Faut-il s'attendre à un soulèvement en cas d'accession du RN aux responsabilités ? « Ça peut », répond-il, évasif.

Nanterre

 Hommage à Nahel, Nanterre. © LTD / Corentin Fohlen pour La Tribune Dimanche

Devant la fresque, Mohessine se livre. « Je ne me sens pas chez moi en France, et pourtant je suis né ici. Quand t'es arabe dans les quartiers, franchement, c'est dur, on nous voit comme des cafards. Mes parents sont arrivés ici dans les années 1970, ce sont eux qui ont posé les carreaux blancs du métro à Paris... Mais là, qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse ? Parfois, je me dis qu'il faut quitter la France. » Le lendemain, Mohessine nous donnera une autre information : il y a quelques mois, il a créé une association avec les « autres gars de la fresque ». Un collectif qui vient en aide aux jeunes du quartier, qui promeut l'éducation par le sport et qui les aide à trouver un boulot.

Commentaires 4
à écrit le 23/06/2024 à 12:21
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Visiblement le médiatique ne veut rien éteindre pour maintenir le "Moi ou le chaos" de la McKroni !

à écrit le 23/06/2024 à 9:07
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Une véritable honte qui rend nos rues toujours moins sûres, si on ne peut plus faire confiance à la police que faire ?

à écrit le 23/06/2024 à 9:05
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Pour la compassion mediatique organisée le mieux est d' appartenir à une minorité

le 23/06/2024 à 19:39
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Et de préférence être la plus grosse minorité pour avoir plus de votes: Plus de 18 millions de français ont plus de 60 ans.

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