LA TRIBUNE - Une Corse autonome au sein de la République française a-t-elle le soutien sans réserve de l'association des Régions de France ?
CAROLE DELGA - Je le porte depuis le premier jour de mon mandat de présidente de Régions de France et nous l'avions inscrit dans le Livre blanc pour plus de décentralisation, remis aux candidats à la Présidentielle de 2022. Un chapitre y est consacré à la Corse et au soutien à sa quête d'autonomie. C'est sans ambiguïté.
S'il y a adhésion de l'ensemble des présidents de Région, représentatifs du spectre politique national, comment expliquer au mieux les doutes de la gauche, au pire l'hostilité de la droite, que l'idée d'autonomie suscite ?
Laurent Wauquiez, Xavier Bertrand ou Renaud Muselier, pour ne citer qu'eux, sont favorables à une autonomie de la Corse. Il n'y a pas de voix discordantes. L'accord du 11 mars entre les élus de la Corse et le gouvernement correspond à la vision et à la volonté de l'ensemble des présidents de Région. Il ne faut pas pour autant se leurrer. Dans les cercles de pouvoir parisiens, la culture jacobine est coriace. La moindre avancée donnant plus de pouvoir d'agir aux élus locaux déclenche les vieux réflexes du centralisme. Raison de plus de me placer résolument aux côtés de Gilles Simeoni pour mener ce combat.
Vous défendez la République « une et indivisible » : la dévolution d'un pouvoir législatif, aussi encadré soit-il dans un périmètre défini par la loi, ne contrevient pas à vos convictions ?
Non, nous avons atteint en France la maturité politique pour confier aux Régions un droit à la différenciation et à davantage d'autonomie pour agir. L'abstention et l'exaspération qui se traduit par le vote d'extrême droite, sont les conséquences d'une action publique jugée trop lente et trop déconnectée des réalités. Il faut adapter localement les normes nationales, mais cela doit se faire dans des conditions juridiques strictes et pour des compétences rigoureusement listées. C'est la clé pour plus d'efficacité et cela tisserait de nouveaux liens de confiance, aujourd'hui distendus et parfois même rompus, avec la population. Ce serait démontrer aux citoyens que les élus qui les représentent connaissent la réalité de vie et ont le pouvoir de la transformer. C'est une conviction intime qui guide mon action politique depuis quinze ans.
Pourtant, c'est bien au nom de ce principe de l'indivisibilité que la droite sénatoriale brandit la menace d'un démembrement de la République...
Le futur débat au Sénat est loin d'être scellé. Le chemin du bon sens et de l'équilibre peut être trouvé. L'exemple de la Catalogne est éloquent. Confrontée au refus de Madrid à sa demande de plus de pouvoirs au même titre que le Pays basque espagnol, elle a engagé un bras de fer qui a dégénéré en crise et déclenché des élections régionales anticipées. Arrivés en tête, les socialistes ont privilégié le dialogue constructif au processus de référendum pour l'indépendance. Je salue la politique de la main tendue du Premier ministre espagnol Pedro Sanchez et sa loi d'amnistie qui ont ramené l'apaisement en Catalogne et mis fin à une décennie de division. Cela doit nous servir de leçon. Quand il y a un raidissement du pouvoir central, tout le monde est perdant, la région comme l'État. On le constate aujourd'hui avec la Nouvelle-Calédonie. À ceux qui poussent des cris d'orfraie sur le démembrement de la République, je réponds que Gilles Simeoni et Marie-Antoinette Maupertuis, la présidente de l'Assemblée de Corse, sont très attachés, comme moi, à la République.
Vos échanges avec le président du Conseil exécutif de Corse ont-ils contribué à faire évoluer votre point de vue ?
Je suis décentralisatrice par nature, contre un État fédéraliste et pour la République des territoires. Gilles Simeoni est un élu de grande qualité morale et intellectuelle, un honnête homme qui a su démontrer à la population corse qu'il y avait une voie dans le dialogue et dans l'État de droit. Il faut donc honorer la parole du gouvernement et aller au bout du processus constitutionnel.
Dès l'annonce d'Emmanuel Macron d'une réforme constitutionnelle pour la Corse, des régions comme l'Alsace et la Bretagne sont montées au créneau pour obtenir les mêmes prérogatives : que leur dites-vous ?
Le président de la Région Bretagne a proposé une modification constitutionnelle pour donner plus d'autonomie à toutes les régions françaises. Je pense, avec lui, qu'une fois le projet corse abouti, nous devrons travailler à une nouvelle étape de décentralisation. Mais on doit d'abord reconnaître la singularité corse, son insularité. Toutes les autres îles françaises ont un titre ou des articles spécifiques dans la Constitution. L'île métropolitaine doit avoir sa propre reconnaissance dans le texte fondamental. En revanche, l'aspiration de la collectivité européenne d'Alsace à sortir de la Région Grand Est, je ne la partage pas car, de mon point de vue, celle-ci a amené du mieux aux Alsaciennes et aux Alsaciens.
Vous appelez de vos vœux une nouvelle étape pour plus de décentralisation. Il se trouve qu'à la demande du président de la République, Éric Woerth vient de remettre un rapport à ce sujet. Qu'en espérez-vous ?
Comme les Français, ce que j'attends, c'est un État efficace. Pour cela, il faut en finir avec les doublons entre les services de l'État et de la Région, en particulier les agences étatiques qui ne s'inscrivent pas dans des politiques partenariales ; il faut encore donner à la Région la pleine compétence en matière d'orientation scolaire, car c'est elle qui fait le lien entre le monde de l'entreprise et celui de la formation, lycée et enseignement supérieur. On demande aux jeunes de décider très tôt sans leur donner, à eux comme aux familles, tous les moyens de choisir. Le niveau d'admission, à niveau scolaire équivalent, est inférieur pour les filles et fils d'ouvriers. De même, le parcours de formation et le degré de connaissance des métiers sont différents selon qu'on vient d'un milieu pauvre ou d'un milieu aisé, c'est parfaitement inadmissible. Il faut encore aller au bout de la simplification sur la mobilité et sortir de l'enchevêtrement des compétences relatives aux routes et aux transports pour des questions écologiques, mais aussi de pouvoir d'achat. De même, l'État doit cesser d'intervenir sur le champ du développement économique en lançant des appels à projets depuis Paris.
Êtes-vous favorable à une autonomie fiscale ?
Oui, les Régions doivent avoir une autonomie fiscale avec la possibilité de percevoir une part de l'impôt sur les sociétés. Je rappelle que les Régions fonctionnent à 95% avec des dotations financières que le gouvernement peut décider unilatéralement de diminuer, alors qu'elles prennent des engagements sur plusieurs années pour construire un lycée, développer les énergies renouvelables, favoriser la transition agricole ou la reconquête de la souveraineté industrielle. Pour ma part, en Occitanie, l'engagement que j'ai pris pour la filière aéronautique court sur plusieurs années. Or, chaque année, les Régions dépendent du bon vouloir du gouvernement. J'espère que M. Éric Woerth est sur la même longueur d'onde.
À quel degré de probabilité estimez-vous l'aboutissement du processus sur la Corse ?
Je reprends à mon compte une célèbre citation : « Là où il y a une volonté, il y a un chemin. » Je crois au volontarisme politique et je peux vous assurer que je serai en soutien ferme, solide et efficace de Gilles Simeoni pour mener à bien cette réforme constitutionnelle car elle me semble indispensable pour un avenir prospère et apaisé de la Corse.
Selon vous, les résultats des européennes pourraient-ils changer la donne ?
Je ne crois pas qu'ils aient des conséquences préjudiciables sur le processus corse, mais plutôt sur les crédits européens dont elle pourrait bénéficier, les fonds de cohésion étant déjà menacés de diminution par la droite et l'extrême droite. L'alternative, c'est soit une Europe qui se recroqueville et devient purement réglementaire, soit une Europe puissante avec une vraie politique d'investissement dans les territoires et qui traite la question migratoire de façon humaine et universaliste. C'est là tout l'enjeu du vote du 9 juin.