Comment le Kremlin a pesé sur les législatives

Pendant la campagne des législatives, le Kremlin a choisi son camp. Mais, si Jordan Bardella n’est pas parvenu à entrer à Matignon, pour les Russes, là n’était pas l’essentiel.
Une enquête des médias The Insider et le « Spiegel » a clairement établi le lien entre les services du renseignement extérieur russe et ces tags antisémites sur les murs parisiens.
Une enquête des médias The Insider et le « Spiegel » a clairement établi le lien entre les services du renseignement extérieur russe et ces tags antisémites sur les murs parisiens. (Crédits : © LTD / ANTONIN UTZ/AFP)

Comme tous les jours depuis plusieurs semaines, le chercheur spécialiste des algorithmes à l'EHESS Paul Bouchaud navigue sur Facebook pour traquer et documenter les fausses publicités créées par la propagande russe, qui visent à désinformer les internautes français pendant la campagne des législatives. Parmi les exemples criants, une photo de Luc Besson avec une fausse citation : « Les élections ont montré qu'il est temps pour les pays de penser à eux-mêmes et non à l'Ukraine » ; plus loin, un dessin représentant Emmanuel Macron comme impuissant face à la menace terroriste pendant les JO avec pour sous-texte : le président a décidé de donner ses moyens de défense à l'Ukraine.

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Mais en ce dimanche 21 juin, une fausse publicité intrigue le chercheur. Au premier plan, on voit des bonshommes s'échanger de l'argent dans le dos, une illustration bateau de la corruption d'élus. Mais, au second plan, on distingue une capture d'écran d'un internaute russe. Paul Bouchaud comprend vite qu'il s'agit d'une des rares fuites du système de désinformation lié au Kremlin. « Pendant plusieurs jours, j'ai cherché à améliorer le fond de l'image pour l'analyser », explique-t-il. Il finit par y parvenir et ce qu'il découvre est édifiant. « Cela nous a permis, grâce à plusieurs détails, d'accréditer la thèse d'une organisation très professionnelle et à grande échelle. » Sur l'image, on distingue le logiciel VK Teams, un outil de communication interne professionnel russe. Dans les messages, certains s'échangent des faux articles du Parisien ou du Point, d'autres assignent des tâches à leurs collègues pour retravailler les textes.

Désinformation à grande échelle

Baptisée Doppelgänger, cette opération vise à créer des faux sites et des faux articles qui ressemblent à s'y méprendre aux pages officielles des médias que chacun connaît. Ils sont ensuite repartagés des milliers de fois sur les réseaux sociaux. « La barre des tâches en bas de l'écran nous a aussi permis d'identifier les logiciels que l'internaute utilise », reprend Paul Bouchaud. Les outils en question permettent de gérer, simultanément, des dizaines de milliers de faux comptes sur les plateformes sociales. De la désinformation rapide et à grande échelle. Quelques heures après l'annonce de la dissolution, le 9 juin, près de 10 000 faux comptes ont été créés sur X. L'opération Doppelgänger, qui associe donc des humains aux robots, n'est pas nouvelle, elle a été lancée par les Russes en 2022. La véritable innovation de ces dernières semaines s'appelle Copycop.

« Cette opération permet de créer des nouveaux sites "d'information" avec des articles générés par l'IA qui reprennent le narratif russe ou qui inventent des fausses informations. L'automatisation permet d'avoir un impact énorme », explique David Colon, professeur agrégé à Sciences-Po et auteur de La Guerre de l'information - Les États à la conquête de nos esprits (Tallandier). À la fin du mois de juin, le chercheur au CNRS David Chavalarias révèle qu'une fausse version du site d'Ensemble proposait par exemple une prime de 100 euros contre une procuration faisant croire à un achat illégal de voix. Mais, au-delà de la désinformation, ces faux sites sont considérés comme des vrais par l'intelligence artificielle générative. « Le but du Kremlin, c'est de polluer notre espace informationnel. Avec ces outils-là, dans quelque temps, Google pourrait nous dire que la Shoah n'a jamais existé », reprend David Colon.

L'objectif n'est jamais de mettre un parti au pouvoir mais de déstabiliser

David Colon, professeur agrégé à Sciences-Po

La stratégie des Russes pendant les campagnes électorales en Occident est toujours la même, pousser des récits dans le but de diviser la société. « Pendant le moment politique intense que la France a traversé, la propagande russe s'est concentrée sur deux axes, explique Valentin Châtelet, chercheur associé à l'Atlantic Council. Le premier a été de s'attaquer à Emmanuel Macron, frontalement. Le deuxième, de favoriser le RN et Jordan Bardella en particulier. » Par exemple, dans la très grande majorité des faux articles issus de l'opération Doppelgänger entre la dissolution et le premier tour des législatives, Macron a été décrit comme un danger, Bardella comme le sauveur. « On ne peut pas parler de manipulation franche, ces opérations ne vont pas influencer directement les votes mais elles contribuent à instaurer un climat de montée des tensions », analyse le communicant Philippe Moreau Chevrolet.

Une vision comparable à celle d'Alexander Nix, l'ancien patron de Cambridge Analytica, l'entreprise accusée d'avoir influé sur l'élection de Donald Trump grâce aux données d'utilisateurs Facebook. Selon Nix, si vous voulez vendre du Coca-Cola dans un cinéma, il ne faut pas faire de publicité à l'écran, il faut augmenter le chauffage. « L'impact réel de l'ingérence russe en France est impossible à mesurer, mais le fait est que nous sommes dans une situation de polarisation extrême et c'est ce que souhaite la Russie, reprend Valentin Châtelet. L'objectif est de créer des écosystèmes qui ne communiquent plus, que chacun des camps diabolise l'autre. Donc, dès qu'ils voient une faille, ils s'en saisissent et l'amplifient. »

Un écosystème d'extrême droite

Pour tenter de mesurer l'impact de l'ingérence russe récente, La Tribune Dimanche a décidé de s'intéresser à l'un des sujets d'extrême tension de cette campagne des législatives : l'antisémitisme. Depuis plusieurs mois, La France insoumise (LFI) est accusée d'antisémitisme après des déclarations de plusieurs de ses membres, dont son chef de file, Jean-Luc Mélenchon, et en ayant refusé de reconnaître le Hamas comme une organisation terroriste. Le 15 juin dernier, le viol d'une collégienne juive de 12 ans par trois garçons de son âge émeut la France entière. Pour les enquêteurs, le caractère antisémite du crime présumé serait établi et la victime aurait été traitée de « sale juive ».

Dans les jours qui suivent, les adversaires politiques de Jean-Luc Mélenchon tiennent LFI pour responsable de ce climat délétère où l'antisémitisme apparaît décomplexé, la fracture est visible, l'émotion palpable. Sur X, de nombreux tweets reprenant ces accusations contre LFI font des centaines de milliers de vues. Aidée par le chercheur en data Florent Lefebvre, La Tribune Dimanche a cherché à savoir si ces tweets avaient été « boostés » par des bots russes. Résultat : pas de bots russes mais tout un écosystème d'extrême droite qui s'est mobilisé. « L'extrême droite surnage dans le partage de tweets sur ce sujet-là, analyse le chercheur. Il y a des communautés extrêmement fortes notamment liées au RN et à Reconquête qui se sont mobilisées pour tenter de faire émerger ce sujet-là sur X. Et ce qui est sûr, c'est que les internautes réels ont été aidés par des robots. »

« On constate depuis plusieurs mois que la gauche ne fait pas vraiment partie des tentatives de déstabilisation ou d'ingérence russe, ça ne les intéresse pas », souligne Valentin Châtelet. Pour autant, « la perception de la montée de l'antisémitisme et son caractère anxiogène ont été amplifiés par le Kremlin via des actions sur le territoire, telles que les tags de l'étoile de David sur les murs de Paris et les tags de "mains rouges" sur le Mémorial de la Shoah », reprend, dans une étude, le chercheur au CNRS David Chavalarias. C'est grâce à une enquête menée conjointement par le média indépendant russe The Insider et le Spiegel allemand, que le lien entre les services du renseignement extérieur russe (SVR) et ces tags sur les murs parisiens a été clairement établi. Le projet, baptisé Kylo, serait dirigé par Mikhaïl Kolesov, un officier du SVR. Les journalistes russes et allemands ont intercepté certaines de ces communications dans lesquelles il explique l'objectif : « approfondir les contradictions internes entre les élites dirigeantes ».

Peut-on, au regard de la non-accession au pouvoir du Rassemblement national, parler d'échec de la désinformation russe dans cette campagne des législatives ? « Non, répond David Colon. L'objectif n'est jamais de mettre un parti au pouvoir. Il ne s'agit pas de faire élire mais de déstabiliser. Quand il y a eu les MacronLeaks [le piratage, attribué aux Russes, des données des équipes de campagne de Macron en 2017], l'objectif n'était pas de faire élire Marine Le Pen mais de déstabiliser le président qui allait être élu. » À la fin de sa publication, David Chavalarias mentionne un proverbe du poète Ovide, que les officiers du KGB auquel Poutine appartenait aimaient à citer : « La goutte d'eau creuse la pierre, non par la force, mais en tombant souvent. »

Commentaires 2
à écrit le 16/07/2024 à 16:49
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Heureusement que les perroquets occidentaux repètent la propagande russe sinon nous ne serions pas au courant qu'elle puisse exister ! ;-)

à écrit le 14/07/2024 à 12:42
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Au delà des hackeurs russes, il y a aussi la présence physique d espionnes russes au sein de Rn : Melle Peskova fille du porte parole du Kremlin, Volokova, Dimitrova.. L’héritière le pen et le vendeur de voiture Bardella dont une partie de ces grands...

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