Bruno Cautrès et Marc Lazar (enseignants à Sciences-Po) : « Les partis nationaux-populistes ont imposé les termes du débat européen »

ENTRETIEN - Que ce soit sur l’immigration, le changement climatique ou encore les valeurs de l’Europe, l’extrême droite a contraint le système politique à tenir compte de son point de vue, selon les deux chercheurs.
Bruno Cautrès et Marc Lazar, enseignants à Science-Po
Bruno Cautrès et Marc Lazar, enseignants à Science-Po (Crédits : © LTD / Christophe Clovis/Bestimage ; Francesca Mantovani/Opale.photo)

Bruno Cautrès, chercheur CNRS au Cevipof et enseignant à Sciences-Po, et Marc Lazar, professeur émérite à Sciences-Po et titulaire de la chaire BNP-BNL-Paribas Relations franco-italiennes pour l'Europe à l'université Luiss de Rome, ont coécrit l'étude « Union européenne: portée et limites des nationaux-populistes » pour l'Institut Montaigne.

LA TRIBUNE DIMANCHE - Dans les sondages, la course en tête du RN donne l'impression en France que le Parlement européen va basculer à l'extrême droite. Est-ce vrai ?

BRUNO CAUTRÈS - La constance avec laquelle le Rassemblement National [RN] fait la course en tête depuis des mois est impressionnante. Pour autant, même si les partis nationaux-populistes devraient progresser dans l'ensemble de l'Europe, il n'y aura pas de déferlante car ils n'auront pas la majorité au Parlement européen, et à ce stade il n'est pas du tout évident qu'ils pourront former une coalition avec d'autres formations pour l'obtenir.

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MARC LAZAR - Si l'on adjoint au RN les autres formations que nous qualifions de nationales-populistes, comme Reconquête, le score pourrait s'élever en France autour de 40% ! Il faudra aussi voir le résultat de l'AfD en Allemagne, qui devrait progresser, ou encore de Chega au Portugal, qui devrait connaître une poussée importante. En Italie, le parti de Giorgia Meloni, Fratelli d'Italia, devrait focaliser l'attention si les 26% prévus par les sondages sont confirmés. Toutefois, l'addition des intentions de vote de Fratelli d'Italia et de la Ligue de Matteo Salvini, estimées à 8%, reste inférieure de 6 points au résultat du scrutin de 2019. Il y a donc une poussée des partis nationaux-populistes mais pas une vague.

D'autant qu'ils sont divisés en deux groupes au Parlement européen, les Conservateurs et réformistes européens (CRE) et Identité et démocratie (ID)...

B.C. Oui, leurs points de vue ne sont pas homogènes. L'AfD veut en finir avec Bruxelles alors que les Fratelli ou le RN, qui a abandonné l'idée d'un Frexit, veulent transformer l'UE de l'intérieur. Ils sont pour l'Europe mais pas pour l'UE. C'est un distinguo auquel beaucoup de souverainistes sont d'ailleurs sensibles. Par ailleurs, les questions géo-politiques, notamment sur la Russie, font apparaître d'importants dissensus entre ceux qui sont favorables à l'Ukraine et au soutien occidental et ceux qui comme le RN reconnaissent que l'agresseur est la Russie mais veulent rester indépendants en s'opposant à toute action menant à l'engrenage d'une guerre menée par l'UE.

M.L. Depuis quelque temps est apparue l'idée d'une unité des nationaux-populistes, comme on l'a vu lors de la rencontre de Madrid organisée par Vox en présence de Marine Le Pen. Mais ce n'est pas nouveau. Déjà en 2019, Marine Le Pen et Matteo Salvini proclamaient qu'il y aurait un seul groupe. Ces formations sont divisées aussi sur l'Otan, entre les proatlantistes zélés et ceux qui comme le RN veulent quitter l'organisation une fois la guerre en Ukraine finie. Ils ont aussi des désaccords sur l'immigration. La Ligue et Fratelli ont adopté le pacte sur l'immigration européen alors que le RN a voté contre. Sur le plan économique, certaines formations sont plutôt libérales, défendant un mélange de libéralisme et de protectionnisme, tandis que le RN et les partis du nord de l'Europe penchent pour le chauvinisme social, qui réserve l'État social aux nationaux. Enfin, ils ont des divergences sur les valeurs. Viktor Orbán, Giorgia Meloni, le parti Droit et justice en Pologne ou encore Vox en Espagne font de l'affrontement des civilisations une question centrale. Il y a d'un côté la civilisation chrétienne fondée sur la famille traditionnelle, qui caractérise l'Europe, et de l'autre côté le monde islamique. Pour sa part, Marine Le Pen critique l'islam au nom de la République et de la laïcité. C'est du moins sa rhétorique.

Il y a une poussée de ces partis, mais pas une vague

Marc Lazar

Un recul des libéraux du groupe Renew, auquel appartient Renaissance, ne risquerait-il pas de remettre en question l'alliance avec le PPE et les sociaux-démocrates? Le PPE ne va-t-il pas être tenté de se rapprocher des nationaux-populistes pour avoir une majorité ?

B.C. C'est un point important. Le PPE va rester un acteur dominant malgré un revers en France pour la liste LR. En attendant les résultats, le scénario le plus probable est un maintien en l'état de cette coalition. Mais la question est à plusieurs tiroirs. Quels sont les intérêts stratégiques du PPE et du groupe CRE, qui sera dominé par le parti de Giorgia Meloni ? Va-t-elle rejoindre une majorité qui dépend d'elle ou tracer son propre chemin? Quelle va être la position d'ID, dominé par le RN ? Le scénario de l'arc des droites reste hypothétique en raison des divisions sur les questions géostratégiques, des valeurs, de l'immigration mais aussi sur le pacte vert qui de facto isolent ID. Toutefois, la rupture du RN avec l'AfD montre une évolution. Débouchera-t-elle sur un accord entre Meloni et Le Pen, selon le voeu de Viktor Orbán ?

M.L. Je reviens d'un long séjour en Italie où Giorgia Meloni, qui à Bruxelles se montre si respectueuse de l'Europe, fait une campagne avec des discours très durs contre l'UE. Est-ce parce qu'elle doit mobiliser son électorat eurocritique et réduire sur sa droite l'espace de Matteo Salvini ou est-ce le fond de sa pensée ? Je crois que ce sont les deux. Mais sa future stratégie dépendra du résultat des élections. Une forte poussée des nationaux-populistes pourrait l'inciter à faire basculer le plus possible l'UE vers la droite. Tout dépendra des scores de ces partis en Belgique, aux Pays-Bas, où Geert Wilders vient de former une coalition pour gouverner, ou encore en Suède. Ou bien ce sera la Giorgia Meloni pragmatique qui cherchera des accords, y compris avec Ursula von der Leyen, qu'elle soutenait jusqu'à la fin du mois d'avril. Mais pour ceux qui étaient favorables à ce rapprochement au sein du PPE, notamment à la CDU/CSU, c'est aujourd'hui la douche froide.

Dans votre étude, vous soulignez que les partis nationaux-populistes ont réussi à imposer les termes du débat européen. Comment l'expliquez-vous ?

B.C. En effet, pour avoir de l'influence à l'échelle européenne, les partis doivent remplir certaines modalités. D'abord, pouvoir mettre des propositions à l'agenda, les faire progresser dans les assemblées, et les faire adopter. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas pour les partis nationaux-populistes. Ensuite, il faut pouvoir attirer d'autres formations politiques pour former des coalitions, ce qui là aussi n'est pas le cas. Enfin, il faut avoir une forte présence dans les institutions ou se prennent les décisions. Or elle est faible, comme au Conseil européen où ne siègent qu'Orbán et Meloni. Reste une autre modalité, très importante, qui réside dans la capacité à influencer les débats politiques nationaux et à contraindre tout le système politique à tenir compte de leur point de vue et à imposer en partie les termes du débat. Sur limmigration, c'est clair, mais c'est aussi le cas sur le changement climatique, où ils peuvent bénéficier de l'approbation des ménages les plus modestes contre des mesures perçues comme une « écologie punitive » imposée d'en haut par une élite. Ainsi, on a constaté que les prises de position des partis de la droite libérale sont moins allantes sur les questions climatiques, ce qui pourrait contraster avec la politique climatique du Parlement européen sortant.

Un écart de 10 à 15 points avec le parti présidentiel est important dans la stratégie de crédibilité du RN pour 2027

Bruno Cautrès

M.L. Par exemple, toutes les enquêtes montrent que majoritairement les Européens jugent qu'il y a trop d'immigrés dans leurs pays respectifs sous l'influence directe du discours des formations nationales-populistes. Dans cette campagne, ils donnent l'impression que ce sont eux qui sont à l'offensive, dictent l'agenda, obligeant les formations proeuropéennes à être sur la défensive, comme en témoigne le faible impact du discours sur l'avenir de l'Europe prononcé à la Sorbonne par Emmanuel Macron.

Dans votre note, vous dites que le scrutin européen pourrait servir de trajectoire pour les scrutins nationaux. Pourquoi ?

B.C. La question européenne est aujourd'hui de plus en plus évoquée dans les débats politiques nationaux, et c'est un enjeu électoral majeur pour engranger un énorme capital politique. Le cas du RN Millustre. Il est bien placé pour obtenir une troisième victoire d'affilée à ce scrutin. Malgré l'abstention et le fait qu'il ne s'agisse pas d'un scrutin national, avoir 30% des votes avec un écart de 10 à 15 points avec le parti présidentiel est incontestablement un élément important dans la stratégie de crédibilité du RN pour être perçu comme une force politique d'alternance en 2027.

M.L. La dimension nationale dans ce scrutin est très présente. En France, on voit bien que le Rassemblement national entend imposer un « référendum anti-Macron ». Les termes du débat ont été imposés par le RN mais aussi par les autres partis et surtout par les engagements d'Emmanuel Macron et de Gabriel Attal dans la campagne, qui ont fait un pari risqué en voulant recréer le clivage entre progressistes et nationalistes comme en 2019. En Italie, Giorgia Meloni s'est également engagée dans la campagne. En prenant la tête de la liste européenne de son parti, la présidente du Conseil fait du scrutin européen une sorte de référendum sur son nom, pour conforter son emprise sur le reste de sa majorité, notamment la Ligue, et écraser le principal parti d'opposition. Si elle obtient les 26 % prévus par les sondages, ce sera 20 points de plus que son score de 2019, et le même que celui des législatives de 2022. Un tel score lui permettrait d'engager certaines réformes au niveau national, notamment celle de la justice qu'elle vient d'activer ou encore celle du premierato, qui renforce le pouvoir du président du Conseil, ou celle de l'autonomie différenciée, qui accorde des pouvoirs accrus aux régions. En Allemagne, si l'AfD dépasse le SPD, cela aura des répercussions sur la coalition au pouvoir. Donc, oui, ce scrutin aura d'importantes répercussions nationales dans de nombreux pays.

Commentaires 11
à écrit le 10/06/2024 à 10:18
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euh, ils feraient mieux de balayer devant leurs integristes, ces profs independants du meme parti que les juges independants donc tolerants car de gauche......les themes se sont imposes par ce que subissent les francais ( entre autres, hein) qui n'en...

à écrit le 10/06/2024 à 9:16
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Enseignants a Science Po tout est dit ! La catastrophe de ce pays vient d'abord de ses élites.

le 10/06/2024 à 15:58
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"vient d'abord de ses élites" et prochainement, elle viendra des "médiocres". Quand on ne peut pas devenir élite on leur attribue tous les maux (jalousie ?) ? Le prochain nouveau 1er ministre "médiocre" il va s'entourer de spécialistes "élites" ? On...

à écrit le 09/06/2024 à 7:52
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Un populisme d'opérette qui convient parfaitement à notre classe dirigeante forcément.

le 09/06/2024 à 9:33
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"Un Populisme d'opérette" peut faire beaucoup de dégâts si le nombre de spectateurs béats est important dans une société où l'image, le "star système", est capable de laver les cerveaux à un niveau tous les jours un peu plus efficace.

le 09/06/2024 à 10:24
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La portée de la télévision est quand même limitée par internet de nos jours, ils ont tous de plus en plus de mal à nous raconter leurs bobards habituels.

le 09/06/2024 à 11:33
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pour quoi etes vous toujours a noyer le dialogue vous et le pouvoir nier la possibilite d'avoir une france federal avec ces regions autonome mais vous voulez nous imposer une europe federal nous nous voulons une europe a l'image de la france pas...

le 09/06/2024 à 11:57
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"pour quoi etes vous toujours a noyer le dialogue vous" Tu veux dire pourquoi je ne suis pas pour un camp contre un autre ? Ben parce que ce n'est pas la vérité tout simplement, c'est pas du réel, c'est pas ça la vie, la vie c'est beaucoup plus nuan...

à écrit le 09/06/2024 à 7:48
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critiquer le populisme est une honte vous avez le pouvoir alors faite votre job correctement et le peuple ne s'exprimeras pas contre vous mais vous vous moquez du peuple alors il ce sert de son droit pour vous ejecter du pouvoir c'est la democrat...

le 09/06/2024 à 9:26
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"Critiquer le populisme est une honte". Pourquoi? Ce qui est honteux c'est d'adhérer aux idées populistes sur fond de Nationalisme bas du front. En gros écouter les âneries du FN/RN de Jordan Bardella et de Madame Le Pen.

le 09/06/2024 à 12:34
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"critiquer le populisme est une honte" critiquer serait INTERDIT (en démocratie) ? Il faut voter pour les populistes et voir ensuite comment ils gèrent (Mme LP aurait dit que si on l'élisait pour envoyer le pays 'dans le mur', elle le ferait, pour r...

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