Au procès de Chris­tophe Girard, gauche caviar contre gauche quinoa

Dans une guerre fratricide, Chris­tophe Girard, ancien adjoint socialiste de la maire de Paris poursuit en diffamation des militantes féministes et écologistes. Il nous raconte les affres traversées depuis qu’il a été associé à l’affaire Matzneff.
Pauline Delassus
Christophe Girard, mardi à son domicile parisien
Christophe Girard, mardi à son domicile parisien (Crédits : © LTD / Sébastien Leban pour La Tribune Dimanche)

Deux mondes se retrouvent, ce 14 mars au tribunal de Paris, et se mélangent sur les bancs de la 17e chambre. L'un vivrait son crépuscule, incarné par des dames élégantes, des hommes aux cheveux blancs, une génération dont les souvenirs de jeunesse parlent de Mai 68, des combats du MLF, de l'avènement des socialistes au pou­voir. L'autre, dont l'aurore pointerait, prend ici le visage de jeunes femmes, militantes actives sur les réseaux, expertes en mobi­lisations, membres des Femen ou des « col­leuses », que l'engagement féministe et écologique occupe depuis une dizaine d'années.

Anecdotes chics

Dans le sillage du plaignant, Chris­tophe Girard, élu du 18e arrondissement, entrent un cortège de noms prestigieux qu'il cite, d'anecdotes chics qu'il distille, de récits de luttes qu'il a menées pour l'égalité des droits. Tour à tour, il invoque Jospin, Badinter, Guibert, Noureev, Saint Laurent, l'art et la fête à Saint­-Germain-des-Prés, la mode et la littérature, le progressisme et l'universalisme, la lutte contre l'homophobie, les ravages du sida. Aux côtés de la partie adverse, les élues parisiennes Alice Coffin et Raphaëlle Rémy­-Leleu en tête, apparaissent aussi des noms connus, ceux, admirés, d'Adèle Haenel, de Vanessa Springora, de Judith Godrèche et ceux, conspués, d'Harvey Weinstein, de Roman Polanski ou de Denis Baupin.

Avec les six prévenus (cinq femmes et un homme) surgissent l'ère MeToo, le mouvement de libération de la parole, un féminisme dit « intersectionnel », des concepts nouveaux, « silenciation », « culture du viol », « procédure bâillon ». Ces deux mondes, qui pendant deux jours s'af­frontent autour de tweets publiés en 2020 considérés comme diffamatoires et inju­rieux par l'élu, viennent pourtant du même univers. Christophe Girard, 68 ans, et celles qu'il poursuit - 48 ans pour la plus âgée -, se sont engagés à gauche avec le même désir de réparer des injustices, de combattre les discriminations. Sur un socle commun, ils ont décidé de consacrer leur vie aux avancées sociales, à l'écologie, aux droits des homosexuels et des femmes. Mêmes idéaux, mêmes ego et sans doute même goût pour le pouvoir.

Un exer­cice de militantisme

Mêmes blessures. Tous racontent en détail aux magistrats les menaces de mort, le harcèlement, les familles touchées, une cohorte d'épreuves qui laissent des traces. Chez le vieux bris­card autant que chez les jeunes louves. Mais, à la barre du tribunal, ou parmi le public, l'heure n'est pas à la communion. Gauche caviar contre gauche quinoa, la guerre est fratricide. Pour tous, ce procès est un exer­cice de militantisme, et le reflet des dissen­sions qui meurtrissent leur camp politique.

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Comme ses adversaires, Christophe Girard s'est préparé, assisté de son avocate, la réputée Delphine Meillet. Il n'est pas apparu en public depuis trois années et c'est « stressé », dit-­il, qu'il nous ouvre la porte de son deux-­pièces avec terrasse, dans un quartier animé de la rive droite, quarante-­huit heures avant d'être appelé devant les juges. Tennis Adidas, pull à capuche, il propose à boire, explique que son mari, le réalisateur Olivier Meyrou, est en déplacement, leur fils cadet, adolescent, avec sa mère, et que lui revient de sa maison familiale en Anjou. Il remonte le fil des évé­nements qui l'ont conduit à la démission après quinze ans passés à diriger la culture à Paris.

Il est resté conseiller de Paris, au service des habitants, avec des revenus moindres, sans trouver un autre emploi, forcé de renoncer aux postes uni­versitaires qu'il devait oc­cuper à Angers et aux Langues O. « Je ne veux pas qu'on me plaigne, mais j'ai été sali par tout ça », lâche­-t-­il. « Tout ça » commence le 2 janvier 2020, à la sortie du livre de Vanessa Springora, Le Consentement. « Je le lis d'une traite. Je comprends, horrifié, qu'à la fin des années 1980 c'est dans la chambre d'hôtel que mon patron Pierre Bergé payait que la jeune fille de 14 ans retrouvait Gabriel Matzneff. » Lui, alors secrétaire général de la maison Yves Saint Laurent, que savait-­il ?

« Rien, assure­-t-­il. Pierre Bergé finançait les soins de malades du sida. L'académicien Angelo Rinaldi lui a dit que Matzneff serait atteint du virus. Il m'a donc demandé de lui annoncer qu'il allait payer ses frais de convalescence. » L'écri­vain n'est pas atteint du VIH, mais l'aurait laissé entendre, « une de ses manipulations », commente Girard, qui, en 1987, ren­ contre donc l'auteur des Moins de 16 ans, publié en 1977, dans un café du boulevard Saint­Germain, sans l'avoir jamais lu. « Si une seule fois Matzneff avait raconté devant moi qu'il recevait à l'hôtel une adolescente, j'aurais prévenu Bergé, poursuit­-il. Mais c'est vrai qu'à l'époque les gens ne jugeaient pas ces pratiques. Duras, Beauvoir, Mitterrand ne semblaient pas choqués et admiraient Matzneff. »

Je ne veux pas qu'on me plaigne, mais j'ai été sali par tout ça

Christophe Girard

«  À partir de 2001, je n'ai pas d'excuse »

En 1993, ce dernier dédie son livre La Prunelle de mes yeux à ses médecins ainsi qu'à Christophe Girard. Plusieurs fois, Matzneff le cite au fil des mondanités qu'il narre dans ses carnets. « Il est devenu une connaissance amicale, et je ne l'ai jamais nié, continue Christophe Girard. On m'avait dit qu'il aimait les jeunes filles, mais la pédophilie ne posait pas de problème aux élites. À partir de 2001, je n'ai pas d'excuse. J'aurais dû lire ses livres et prendre la mesure de la gravité de ses actes. »

Il men­tionne un dîner à son domicile, des ren­contres à la librairie Les Cahiers de Colette ou au restaurant Le Bouledogue. « J'ai compris son fonctionnement bien après. Il s'est fabriqué des protecteurs, des alibis, en citant ses relations dans ses livres. » Mais Girard insiste : jamais l'homme ne fut un proche, jamais il n'a été reçu par son cabinet. Il l'invite à déjeuner, en 2016, 2017 et 2019, aux frais de la municipalité, comme il le fait pour de nombreux artistes. Ces trois repas sont révélés dans la presse, qui en obtient les notes de frais auprès des services de la mairie.

En effet, à partir de février 2020, sortent sur les sites du New York Times et de Mediapart des articles affirmant que Girard est un soutien de Matzneff, un rouage de la machine qui a permis à celui qui revendique des pratiques pédocriminelles de subsister en toute impunité, un membre de « l'élite française sur le banc des accusés ». Les enquêtes mentionnent le finan­cement de la chambre d'hôtel et une allocation versée par le Centre national du livre (CNL) pour laquelle l'homme politique aurait fait « pression ».

« C'est totalement faux », rétorque le concerné, avan­çant un témoi­gnage, versé au dossier, de la pré­ sidente du CNL qui assure qu'il n'a jamais fait de demande pour Gabriel Matzneff. De même, le directeur financier de Saint Laurent atteste que les fonds ver­ sés pour payer la note d'hôtel provenaient des comptes de Pierre Bergé, sur lesquels Christophe Girard « n'avait pas de pouvoir de signature ».

L'élu s'en justifie devant la brigade des mineurs lors d'une audition libre en mars 2020, dans le cadre de l'en­quête ouverte contre Matzneff. La cam­pagne des municipales se tient alors. Élues sous l'étiquette écolo, Alice Coffin et Raphaëlle Rémy­-Leleu s'insurgent contre la reconduction de Girard à la culture et tentent d'en dissuader l'entourage de la maire. Rémy­-Leleu explique : « On ne peut pas supporter qu'il y ait dans la majorité un homme qui s'est exposé pendant des années avec Gabriel Matzneff alors que ses actes pédocriminels étaient notoires. Les élus ont un devoir d'irréprochabilité. » Mais leurs tractations n'aboutissent pas, Anne Hidalgo soutient son adjoint, arguant qu'au­cune plainte ni mise en examen ne pèsent contre lui. Le 23 juillet, une manifestation est organisée devant l'hôtel de ville. Une trentaine de manifestants, rejoints par Cof­fin et Rémy­-Leleu, brandissent des pan­cartes. « De la fenêtre de mon bureau, je les lis. C'est au-delà du soutenable. Je décide de démissionner », dit Girard.

Face à nous, voix cassée mais regard déterminé, il confie sa stupéfaction d'être « vilipendé » par des militantes dont il soutient la plupart des combats, lui qui fut membre des Verts jusqu'en 2005. Il veut rappeler qu'il est aussi un féministe, un défenseur des minorités, cocréateur du magazine Têtu et du Sidac­tion, soutien d'Act Up, activiste radical à ses heures, comme lorsqu'il affronte avec d'autres la foule haineuse lors du mariage homosexuel en 2004 à Bègles.

Précurseur, il a médiatisé son homoparentalité dès les années 1990, défiant la violence de l'ex­trême droite. Il a œuvré pour la capitale, créant le 104, la Nuit blanche et plusieurs médiathèques qui portent les noms de femmes illustres. Il fait de la culture son cheval de bataille. « La culture, d'où est parti le mouvement MeToo », rappelle l'une des prévenues, Céline Piques, membre d'Osez le féminisme. Le parcours engagé de Girard n'empêche pas la mobilisation contre lui. Collages et slogans de la manif sont diffusés sur Twitter par les six militants incriminés. Extraits : « Soutien d'un pédocriminel notoire », « Mairie de Paris bienvenue à pedoland », « Pas d'adjoint à la culture du viol », « Girard à la culture ? HLM, prix, pensions, honneur pour les pédos ».

Il a contribué indirectement, en sachant ou pas, à ce qu'il y ait autant de victimes de Matzneff

Alice Coffin

Coup de tonnerre

En août 2020, coup de tonnerre, le New York Times publie le témoignage d'un ancien employé de Christophe Girard qui l'accuse d'abus sexuels. Ce Franco­-Tunisien, mineur au moment des faits présumés, était le jeune au pair des enfants de l'élu, qui nie formellement ces accusations « calomnieuses, motivées par du ressentiment ». Entendu par la police, l'homme ne porte pas plainte. L'enquête préliminaire est classée sans suite pour prescription. Devant les juges de la 17e chambre, à aucun moment cette affaire n'est évoquée. Le ballet des avocats qui veulent convaincre de la bonne foi de leurs clients et de l'existence d'une « base factuelle » dans les publications atta­quées, captive l'audience. Le brio de Mes Tordjman et Tuaillon-­Hibon surtout.

Les prévenus se défendent d'avoir voulu dans leurs posts injurier ou diffamer Christophe Girard. Alix Béranger, du collectif La Barbe, parle « d'humour » et de « jeu de mots ». Coline Clavaud­-Mége­vand, chroniqueuse militante, souligne « une bataille des mots ». Alice Coffin monte le ton : « Difficile de penser qu'il ne savait rien. Il a contribué indirectement, en sachant ou pas, à ce qu'il y ait autant de victimes de Matzneff. » Tous dénoncent un « système », une « élite », dont les nom­breux noms sont cités, qui a protégé le « soleil noir » d'une « galaxie » de puis­sants, selon les mots de l'avocate de Rémy­-Leleu. Me Meillet accuse avec verve les prévenues d'avoir voulu obtenir « le scalp de Christophe Girard », réglé un compte politique « avec les outils de la cancel culture » et décrit « de surcroît l'humiliation pour un homosexuel d'être associé à un pédophile ». Vendredi soir au tribunal restait saillante l'hypocrisie certaine de militantes cherchant à se dédouaner d'avoir sans scrupule ni pru­dence visé un homme qu'elles consi­dèrent antiféministe et complaisant. Pesait aussi dans la balance la permissi­vité d'un responsable politique envers un écrivain célébré dont on ne pouvait igno­rer la dangerosité. Deux mondes irrécon­ciliables. Délibéré le 17 mai.

Pauline Delassus
Commentaire 1
à écrit le 18/03/2024 à 8:00
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C'est pas nouveau, la gauche repose sur une multitude d'opinions différentes d'une société meilleure impossible à concilier surtout venant de gens touchés par la pensée certes mais forcément tous à des niveaux différents. L'affaire Cantat s'est aussi...

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