LA TRIBUNE- Après le raz-de-marée de l'extrême droite aux élections européennes et l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale par le chef de l'État Emmanuel Macron, quel regard portez-vous sur la campagne des élections législatives ?
ESTHER DUFLO- Je pense qu'une union de la gauche au sens large et des écologistes, avec des candidatures uniques, et un front républicain au deuxième tour avec des désistements réciproques avec les candidats non RN, paraît la seule manière d'éviter au pire une victoire du RN, et au mieux une chambre parlementaire introuvable. Je pense que ni l'une, ni l'autre des issues ne seraient favorables à la France.
Les six derniers mois ont été les plus chauds jamais enregistrés sur la planète. Désormais, le réchauffement climatique est une réalité du quotidien. Plusieurs travaux ont montré la responsabilité des pays riches sur le réchauffement climatique et les émissions de CO2. Que proposez-vous pour les pays les plus pauvres en première ligne face au péril climatique ?
Je propose un fonds pour véritablement dédommager les pays les plus pauvres, car ce n'est pas le cas actuellement. Un fonds a été voté à la COP 28, mais il repose sur la volonté des États. Le principe est acté, mais il n'y a quasiment pas d'argent. Les pays riches refusent d'avoir des obligations en fonction de leurs émissions carbones.
Cela pourrait représenter d'importantes sommes d'argent à l'avenir. Le principe du volontariat rend les négociations difficiles sur l'enveloppe nécessaire. Cette dernièrepeut se définir par rapport aux besoins ou à la responsabilité morale.
Qu'entendez-vous par « responsabilité morale » ou « dette morale » ?
Les pays riches polluent beaucoup plus que les pays pauvres, mais ce sont ces derniers qui subissent les conséquences les plus graves du réchauffement climatique. Au fur et à mesure que les températures augmentent dans le monde, les vagues de chaleur sont encore pires dans les pays pauvres. Les températures en Inde ont dépassé récemment les 52°C et sont incompatibles avec la vie humaine.
Les hausses de mortalité liées au climat auront lieu principalement dans les pays les plus pauvres. On sait que les émissions de CO2 sont très liées aux revenus des individus ou au niveau de richesse des pays. Or, ce sont les pays les plus pauvres qui subissent les pires conséquences. C'est pour toutes ces raisons qu'il y a « une dette morale ».
Comment une « dette morale » peut-elle se calculer ?
Il est possible de partir du coût statistique d'une vie humaine. Chaque tonne de carbone émise dans l'atmosphère a un effet sur le réchauffement et les vies humaines. Le coût d'une tonne de carbone en termes de vie humaine est évalué à 37 dollars. On peut ensuite multiplier ce coût par les émissions de l'Europe et des États-Unis. Au final, la « dette morale » représente 500 milliards de dollars par an.
Comment voulez-vous financer ce fonds de dédommagement ?
Il faut trouver des sources de financement qui n'existent pas encore et flécher ces recettes vers ce fonds. La première source de financement peut passer par la taxation des multinationales. Aujourd'hui, le taux minimum est fixé à 15%. Ce qui est très faible. Si on passait à 21%, cela permettrait de lever environ 250 milliards d'euros chaque année. Ce taux correspond d'ailleurs à ce que la France et les États-Unis proposaient initialement.
L'autre moitié du fonds pourrait être financée par une taxe sur les 3.000 milliardaires de la planète proposée par l'économiste Gabriel Zucman. La richesse des milliardaires et des multinationales se fait de manière globalisée. C'est pour cela d'ailleurs qu'il est très difficile de taxer les milliardaires. Ils vivent dans une bulle internationale. Techniquement, il n'y a pas de raison que cet argent appartienne à un pays spécifique.
À quoi pourrait ce fonds pourrait-il servir ?
Ce fonds pourrait servir à compenser les dommages liés au réchauffement climatique et à financer une forme de redistribution. À la COP 28, il y avait un débat sur l'utilisation du fonds. Les pays riches défendaient l'établissement d'un fonds à la Banque mondiale. Or, les pays pauvres n'ont aucun poids dans la gouvernance de la Banque mondiale. Les pays pauvres se sont opposés à cette option.
Pour éviter certains blocages, je propose de faire des transferts directs aux individus. Beaucoup d'individus dans le monde sont désormais connectés à un support pour recevoir de l'argent comme les smartphones ou les porte-monnaie électroniques. La couverture est relativement élevée. À partir de là, il est possible de mettre en œuvre des règles de transferts financiers liées à des événements climatiques et d'éviter des blocages. Plusieurs travaux de recherches ont montré que ces transferts permettent de sauver des vies et d'améliorer les moyens de survie. Le revenu est très protecteur contre les aléas climatiques.
Esther Duflo a pris la présidence de l'Ecole d'économie de Paris début 2024. Crédits : Reuters.
Au G20, vous avez défendu la mise en place de cette taxe annuelle de 2% sur les 3.000 milliardaires les plus riches du monde. Et dans le même temps, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, s'est prononcée contre des négociations internationales sur une taxation mondiale des plus riches. Comment une telle réforme fiscale peut-elle voir le jour sans le soutien des Etats-Unis ?
Il y a un momentum. La présidence brésilienne du G20 a mis sur la table la taxe sur les milliardaires. Le Brésil a repris l'idée de cette taxe et du fonds de compensation dans les débats avec les autres pays. Il est vrai que les Etats-Unis s'opposent à cette taxe, mais cela signifie aussi que Janet Yellen s'est emparée de la question. Les Etats-Unis ne sont pas contre la taxation, mais sont contre l'idée d'une redistribution internationale. Politiquement, il va devenir de plus en plus difficile de s'y opposer. La taxation des milliardaires et des millionnaires est une mesure très soutenue dans l'opinion publique.
Il faudra voir ce qu'il se passe lors de la présidence sud-africaine du G20 et la prochaine COP au Brésil. Le président Lula a fait de la lutte contre la faim une priorité. Au G20, le dirigeant brésilien a porté une alliance contre la faim. Or, il va falloir aussi trouver des financements pour cette alliance. Aujourd'hui, des individus très riches paient très peu d'impôts et certaines grandes entreprises échappent aussi à l'impôt. Or, ces acteurs ont un rôle très important dans le réchauffement climatique.
L'envolée des prix s'est propagée dans de nombreux pays depuis 2022. Dans quelle mesure l'inflation a-t-elle aggravé le fléau de la pauvreté dans le monde et sur le Vieux continent ?
En Europe, le fléau de la pauvreté ne s'est pas tant aggravé. Les transferts sociaux sont en partie indexés sur l'inflation. L'inflation n'a pas touché la capacité des gens à survivre. En revanche, il y a eu énormément d'inflation dans les pays pauvres sur les produits alimentaires après le début de la guerre en Ukraine. Beaucoup de blé venait de Russie ou d'Ukraine. À cela, s'est ajoutée la montée des prix de l'énergie et donc des engrais utilisés dans l'agriculture. Compte tenu du poids de l'alimentaire dans le budget des plus pauvres, ils sont touchés de plein fouet.
Contrairement à l'Europe, beaucoup d'individus dans les pays pauvres n'ont pas de salaires. Les pauvres se sont retrouvés complètement dénudés face à l'inflation. En Egypte, l'inflation a transformé le pays en zone de désastre. L'autre élément important est que les États-Unis et l'Europe ont lutté contre l'inflation en augmentant les taux d'intérêt. Or, beaucoup de pays se sont retrouvés face à une explosion du service de la dette. Le Nigeria dépense plus en service de la dette que dans l'éducation et la santé. D'autres pays comme le Ghana ou la Zambie sont entrés dans une difficile crise de la dette.
Propos recueillis par Grégoire Normand