Proche-Orient : au Liban-Sud, la guerre qui ne dit pas son nom

Conséquence du conflit à Gaza, les accrochages quotidiens entre l’armée israélienne et le Hezbollah au Liban-Sud ont transformé la zone frontalière en un no man’s land.
Fatmé Abbas, hébergée avec sa famille dans une école de Tyr,
espère pouvoir regagner un jour sa ferme d’Aïtaroun.
Fatmé Abbas, hébergée avec sa famille dans une école de Tyr, espère pouvoir regagner un jour sa ferme d’Aïtaroun. (Crédits : © LTD / DIEGO IBARRA SÁNCHEZ POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Assis sur une chaise, Moussa Fardous triture nerveusement un sac en plastique posé sur ses genoux. « Jamais je n'avais eu besoin d'aide pour acheter mes médicaments », avoue l'homme de 71 ans. Ce matin-là, il s'est rendu au centre de santé de l'association Amel, à Tyr, la grande ville côtière du sud du Liban, pour rencontrer un médecin et récupérer des comprimés pour ses problèmes de prostate et d'hypertension. « J'ai tout perdu, je n'ai plus rien », lâche-t-il en tendant son téléphone portable où s'affichent des photos de sa maison de Yaroun, détruite par des bombardements israéliens.

Moussa Fardous vit depuis sept mois à Abbasiyeh, au nord-est de Tyr, avec sa femme et ses deux dernières filles de 12 et 9 ans, dans un appartement prêté par un ami installé à l'étranger. Comme 90 000 Libanais, Moussa Fardous a fui le sud du pays depuis le lancement par le Hezbollah d'attaques contre Israël, en solidarité avec le Hamas palestinien. Au retour de vingt-cinq ans d'expatriation aux États-Unis en tant que commerçant, il s'était fait construire avec ses économies une jolie maison en pierres à Yaroun, paisible village où il est né, à quelques centaines de mètres de la frontière avec Israël.

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Le 22 octobre, une frappe israélienne a percé l'étage de sa villa avec un obus au phosphore blanc, brûlant tout ce qui se trouvait à l'intérieur. Ses filles ont hurlé : « On ne veut pas mourir ! Il faut partir, papa ! » Alors la famille s'est sauvée, emportant juste ce que chacun avait sur soi, persuadée de revenir très vite dans ce village d'un millier d'habitants où Moussa Fardous s'était mis à cultiver des légumes pour améliorer le quotidien. En janvier, de nouvelles frappes ont fini de démolir la maison. « Pourquoi ? demande le père de famille. Il n'y avait pas de combattants du Hezbollah chez nous. Je ne comprends pas cette guerre. »

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Moussa Fardous et sa famille ont vu leur maison de Yaroun détruite par un obus israélien en janvier 2024. Ils se sont depuis réfugiés à Abbasiyeh. (Crédits : © LTD / DIEGO IBARRA SÁNCHEZ POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Depuis les massacres du Hamas en Israël le 7 octobre 2023 (1 189 morts), les Libanais qui vivent à proximité d'Israël sont les otages du jeu d'alliance qui lie le mouvement palestinien au pouvoir à Gaza depuis 2007 au Hezbollah (littéralement, le « parti de Dieu »), le puissant mouvement islamiste chiite libanais, et à son parrain régional, l'Iran.

Dès le 7 octobre, en solidarité avec « ses frères palestiniens », le Hezbollah lance les hostilités avec une première attaque, bombardant les fermes de Chebaa, un bout de terres agricoles revendiqué par le Liban et occupé par Israël.

Au moment de l'entrée de l'armée israélienne dans Gaza, fin octobre, tout le Liban retient son souffle. Le Hezbollah, qui peut aligner entre 50 000 et 100 000 combattants, va-t-il plonger le pays dans la guerre totale en ouvrant un second front au nord d'Israël ?

La réponse tombe le 3 novembre lors d'un discours très attendu de son chef, Hassan Nasrallah. En accord avec Téhéran, le Hezbollah choisit d'en rester à des frappes de « solidarité », calibrées pour ne pénétrer que de quelques kilomètres en Israël. Même lorsque l'État hébreu élimine des cadres militaires du Hezbollah et frappe le consulat iranien à Damas, l'Iran choisit de riposter le 14 avril par une attaque d'ampleur de drones et de missiles plutôt que d'activer le Hezbollah. Comme si Téhéran gardait cette carte majeure en réserve en cas de conflit généralisé.

La région ne connaîtra aucune stabilité tant que la question palestinienne ne sera pas résolue

Kamel Mohanna, fondateur et président de l'association Amel

Israël et le Hezbollah en restent donc à des échanges de frappes plus ou moins intenses en fonction des événements à Gaza. Depuis octobre, 450 personnes sont mortes, dont 90 civils, au Liban, 26 personnes dont 9 civils en Israël. Sans oublier les 90 000 Libanais qui, comme Moussa Fardous, ont fui pour mettre leur famille à l'abri.

Depuis la création de l'État hébreu en 1948, la zone frontalière du sud du Liban a rarement connu la paix. À 81 ans, le docteur Kamel Mohanna, président d'Amel, association qui intervient auprès des populations dans le besoin dans tout le pays, est une mémoire vivante de cette région où il est né. Aux confins du Liban, de la Syrie et d'Israël, le Sud agricole, longtemps pauvre et marginalisé par la capitale Beyrouth, abrite une population de confession en majorité chiite avec quelques villages chrétiens et druzes.

« Dans mon enfance, on était beaucoup plus tourné vers la Palestine et la Syrie que vers Beyrouth », se souvient le médecin. La maison familiale des Mohanna, plusieurs fois abîmée dans les conflits successifs, se dresse à Khiam, à quelques kilomètres de la frontière. « La région paie le prix de la géographie et elle ne connaîtra aucune stabilité tant que la question palestinienne ne sera pas résolue », ajoute celui qui a décidé de fonder Amel après la première invasion israélienne du Liban-Sud, en 1978. À l'époque, Israël pourchassait les fedayins palestiniens qui menaient des attaques sur son sol depuis le pays du Cèdre, où ils étaient réfugiés.

« Si je raconte, je pleure »

Puis il y a eu l'invasion de 1982 et le siège de Beyrouth pour faire chasser définitivement du Liban l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat. Jusqu'en 2000, les forces israéliennes occuperont le sud du Liban afin de créer une « zone de sécurité ». Lors du retrait en 2000, les Nations unies tracent une « ligne bleue » avec des centaines de barils aux couleurs de l'ONU, « frontière » controversée entre les deux pays toujours techniquement en guerre et surveillée jusqu'à aujourd'hui par 10 200 Casques bleus de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul).

À l'extrême sud, à 2 kilomètres de cette ligne bleue, le village d'Aïta al-Chaab se dresse face à Israël. « Si je raconte, je pleure », lâche d'un coup Ibrahim Khalil Ali en commençant l'entretien. De la terrasse de leur maison, le médecin généraliste et sa famille peuvent - ou pouvaient - apercevoir le village israélien de Shtula. « Le paysage est magnifique mais on vit en permanence dans la peur d'une guerre », explique le docteur. Dès la première attaque du Hezbollah sur les fermes de Chebaa début octobre, la famille file à Beyrouth. Comme 12 000 résidents du village sur les 15 000 habitants, Ibrahim Khalil Ali sait ce que veut dire un conflit entre Israël et le parti de Dieu : « Beaucoup sont partis très vite car ils étaient effrayés que le scénario de 2006 se reproduise », raconte le docteur de 55 ans.

Aïta al-Chaab a gardé les stigmates du dernier conflit. En juillet 2006, le Hezbollah attaque une patrouille israélienne, tue trois soldats et en kidnappe deux autres, qu'il garde à Aïta al-Chaab. Israël s'estime contraint de riposter. C'est que la petite milice chiite fondée en 1982 avec le soutien de l'Iran des mollahs est devenue un État dans l'État. Ses combattants, mieux armés que les soldats réguliers libanais, contrôlent tout le sud du pays.

Le village fantôme

Une guerre intense de trente-trois jours fera 1 200 morts au Liban, 160 en Israël. Et d'immenses dégâts au pays du Cèdre. « Notre maison a été détruite cette année-là, se souvient Ibrahim Khalil Ali. Amal, ma fille aînée, qui a 17 ans, est née juste après. On a reconstruit notre maison et on a vécu presque dix-sept années de calme. Et voilà qu'on perd tout de nouveau. Ma clinique privée, détruite ; l'école où mon épouse enseignait, détruite. » Le docteur se tait un instant, puis lâche, en montrant des photos de décombres sur son téléphone portable : « Notre maison aussi... Je me suis endormi vers 5 heures du matin quand je l'ai appris, je regardais en boucle les anciennes photos. »

C'est l'un des deux derniers habitants du village encore présents qui l'a prévenu. Mécanicien de carrosserie automobile, Rafik Qassem avait décidé de rester à Aïta el-Chaab avec un ami. Dans le village fantôme, il nourrissait le bétail, les chiens et les chats. Et il alimentait le groupe WhatsApp qu'il avait créé en lui donnant le nom de khousha, mot arabe qui signifie « modeste abri », « vieil entrepôt ». Un peu comme les endroits où il dormait pour se protéger des bombardements. Sur le groupe, Rafik Qassem donnait des nouvelles du village, envoyait les photos des maisons détruites. Jusqu'au dimanche 26 mai. Ce jour-là, un drone israélien a visé la moto qu'il conduisait avec cet ami.

Aucune force n'a contrôlé cette partie du Liban comme l'a fait le Hezbollah depuis 2000

Un habitant d'Aïta al-Chaab

Profitant de l'enterrement d'un civil il y a quelques mois, un des habitants, militant de gauche qui préfère rester anonyme, est retourné à Aïta el-Chaab. Les 90 villages désertés le long de la frontière ne sont plus accessibles, à cause des bombardements mais aussi des restrictions du Hezbollah. Les funérailles sont à présent les seuls moments où il est possible de retourner chez soi, les belligérants s'abstenant de lancer des attaques pendant quelques heures. Dans la vidéo filmée par cet homme, les images de destructions dans son village défilent. Des trous béants à la place des fenêtres, des plaques de béton écroulées, certains morceaux retenus par des tiges de métal, le reste au sol. Des gravats jonchent les trottoirs et ont écrasé les rares voitures encore stationnées là.

La maison familiale de cet homme est à terre aussi. Pourtant, pas de signe de colère chez celui qui a été emprisonné par les Israéliens à Khiam pendant leur occupation. « Je ne suis pas surpris, en fait, assure-t-il. Plus rien ne me surprend. Le Hezbollah fait ce qu'il a toujours fait : la guerre. En évacuant le Liban en 2000, les Israéliens lui ont laissé le Sud en héritage, en quelque sorte. Il a fait de ce retrait sa victoire, a capitalisé dessus. Aucune force n'a contrôlé cette partie du Liban comme l'a fait le Hezbollah depuis. »

« Depuis cinquante ans, le Liban est incapable de s'imposer comme un État, ajoute l'observateur. À cause de cette défaillance, le Hezbollah a développé des services sociaux pour la communauté chiite et s'est assuré la loyauté sans faille d'une large partie de ses bénéficiaires. »

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Des dessins d'écoliers sur les murs de la classe où vivent la fraterie Abbas. (Crédits: © LTD / DIEGO IBARRA SÁNCHEZ POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Depuis début octobre, comme il l'avait fait en 2006 pour chaque victime de la guerre, le parti de Dieu donne de l'argent aux déplacés, quelques centaines de dollars par famille chaque mois. Mais pas sûr que le mouvement militaire puisse garder le soutien de la population du Sud si le conflit s'éternise et se transforme en guerre totale. « Ça suffit, on veut rentrer chez nous », ose dans un souffle Zeinab Abbas. À Tyr, Zeinab, sa sœur Fatmé et leur frère Ibrahim vivent dans la salle de classe d'une école réquisitionnée par la municipalité pour les déplacés qui n'ont pas de proches pouvant les accueillir ou les moyens de louer un appartement.

Une clinique mobile de l'association Amel, qui promeut la dignité humaine et se veut aconfessionnelle, s'installe régulièrement dans une salle pour offrir des consultations médicales. Un soutien psychologique est apporté aussi. « Les déplacés souffrent de stress, de dépression, explique Rana Mazrany, la chargée de mission pour la santé mentale de l'association. Ils ont perdu leur travail, leur maison. Les parents ne savent pas comment continuer à éduquer leurs enfants, qui maintenant ont peur des bruits. Ils sont facilement agressifs envers eux, en colère. »

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Ci-dessus, une consultation de la clinique mobile de l'association Amel. (Crédits: © LTD / DIEGO IBARRA SÁNCHEZ POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Des guirlandes en papier crépon et des dessins d'écoliers sont restés scotchés sur les murs de la classe où vit depuis huit mois la fratrie Abbas. Des sacs de vêtements offerts s'empilent sur les chaises repoussées sur les côtés de la classe. La famille Abbas a de « la chance », ils ont la pièce pour eux. De l'autre côté du couloir, certaines familles se partagent une salle divisée en deux par une couverture tendue.

Comme une majorité d'habitants déplacés, les Abbas sont agriculteurs. Ils cultivent 7 hectares d'oliviers et de tabac à Aïtaroun. Déjà, en 2006, ils avaient dû fuir leur village pour se réfugier plus au nord et une partie de leur maison avait été détruite. Ils étaient revenus, dormant sous une tente le temps de la rebâtir. « On a appris il y a quatre jours par un ami qui travaille avec la défense civile que notre maison avait été abîmée, précise Fatmé. Il n'y a plus de fenêtres. Mais on veut retourner vivre là-bas, même si on n'a plus de maison. » À l'évocation de leur maison et de leurs parcelles, les yeux bleus de Zeinab s'illuminent. « C'est notre terre. Je n'ai pas de mots pour la décrire. On ne peut pas la quitter, on ne peut pas vivre sans elle. »

Commentaire 1
à écrit le 09/06/2024 à 9:42
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C'est clair pourtant. Israël cherchera toujours à agrandir son territoire pour augmenter sa "profondeur", densifier sa population . Le sionisme va bien au-delà des frontières actuelles, Gaza, la Cisjordanie, le Sud Liban (et au dessus), la Jordan...

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