Au téléphone, la voix est lasse, inquiète. « Je n'ai plus aucun espoir, souffle Mohammad Bashir Anjum. J'ai peur, comme tout le monde ici. Personne ne sait ce qu'il va devenir. » Depuis cinq mois, le demandeur d'asile pakistanais est retenu à Nauru, une île minuscule perdue dans l'immensité du Pacifique.
Persécuté à Karachi au Pakistan pour ses opinions politiques, plusieurs fois violenté et arrêté, cet ancien travailleur social de 39 ans a tenté de se réfugier en Australie. En février, il a pris la mer depuis l'Indonésie avec une quarantaine d'autres migrants. Mais quelques heures après avoir accosté près de Beagle Bay, sur la côte nord-ouest de l'Australie, ils ont été arrêtés. Après trois jours de prison, ils ont été mis dans un avion. Direction Nauru, à 4000 kilomètres de là, pour être internés au centre RPC1, acronyme anglais pour « centre régional de traitement de Nauru ».
« Qu'est-ce qui va nous arriver ? demande aujourd'hui Mohammad Bashir Anjum. Ils vont nous oublier ? Nous abandonner des années ici ? » Ici, ce sont les 21 kilomètres carrés de la République indépendante de Nauru, le troisième plus petit pays au monde après la cité du Vatican et Monaco. Autrefois richissime grâce à ses gisements de phosphate, l'atoll de 11000 habitants s'est perdu dans la corruption et a sombré dans la banqueroute, massacrant sa propre terre, devenue incultivable. Alors, pour trouver une nouvelle source de revenus, Nauru est devenue le centre de rétention de l'Australie. En dix ans, elle a touché plus de 2 milliards d'euros de Canberra pour récupérer les migrants illégaux que celle-ci lui envoie : Afghans, Irakiens, Iraniens, Pakistanais, Vietnamiens, Bengalis...
Depuis 2013, l'Australie applique une politique migratoire inflexible. Tout migrant arrivé illégalement par bateau est expédié dans un centre de détention off-shore, le temps de l'examen de sa demande d'asile. S'il obtient le statut de réfugié, il n'aura de toute façon plus jamais le droit de s'installer en Australie et sera renvoyé ailleurs, dans des pays prêts à l'accepter, comme les États-Unis, le Canada...
Une politique de déportation
En février, « ça a été un choc » quand Mohammad Bashir Anjum a compris où il avait été expédié. Le centre de détention de Nauru a la réputation d'être un « enfer ». Pendant des années, avocats, médecins, organisations de défense des droits humains comme Human Rights Watch et Amnesty International ont alerté sur les conditions de vie dans cet endroit. Accès retreint aux soins médicaux, interdiction d'avoir des smartphones qui permettraient de prendre des photos, surpopulation, surveillance de femmes sous la douche, vie quotidienne sous le regard de caméras... Des demandeuses d'asile ont aussi été violées.
Aux violences physiques s'ajoutent les violences psychologiques. Jusqu'à 1200 migrants y ont été détenus pendant des années, certains seraient restés jusqu'à dix ans. Automutilations, tentatives de suicide par immolation, grèves de la faim, dépressions chez les enfants. Entre 2013 et 2023, 14 personnes sont mortes, la moitié se sont suicidées.
Mohammad Bashir Anjum en premier plan (Crédit : © LTD / Mohammad Bashir Anjum)
En juin 2023, après dix ans de controverses et de rapports critiques d'organisations internationales de droits humains, le gouvernement australien s'est décidé à évacuer le centre de Nauru. Canberra avait alors laissé entendre qu'il stopperait cette politique de déportation. Cela n'a duré que trois mois. Dès septembre 2023, le gouvernement travailliste d'Anthony Albanese a repris les transferts.
Selon l'Asylum Seeker Resource Centre (ASRC, Centre de ressources pour demandeurs d'asile), une association australienne qui apporte une aide sociale et mentale aux migrants, ces derniers seraient à présent 96 sur l'îlot. « L'Australie a recommencé ces transferts alors que tout prouve à quel point ces déportations mettent la vie des personnes en danger, physiquement et mentalement, avertit Jana Favero, directrice du plaidoyer à l'ASRC. Cela se fait dans le plus grand secret. Il est impossible de se rendre à Nauru. Le seul moyen d'être en contact avec les migrants est le téléphone, mais les connexions sont très difficiles. Les rares personnes qui les rencontrent sont payées par le gouvernement australien et ont signé un accord de confidentialité très strict. »
Il y a dix jours, Mohammad Bashir Anjum a eu « la chance » d'être libéré du centre, comme une dizaine d'autres. Il a échoué dans une chambre dans les préfabriqués de l'hôtel Budapest, sur la côte nord-est. Même s'il a récupéré son smartphone, confisqué à son arrivée en détention, l'incertitude reste la même. « Nous sommes tous déprimés, explique-t-il. On n'a rien à faire, seulement attendre. On ne sait rien, on ne sait pas combien de temps, on va rester. Personne, que ce soit du service d'immigration ou des autorités de Nauru, ne nous répond. »
« Une violence immense »
Behrouz Boochani a connu cette incertitude pendant six ans. Intercepté au large d'une terre australienne à l'été 2013, le migrant kurde avait été envoyé dans un autre centre off-shore, sur l'île de Manus en Papouasie-Nouvelle-Guinée. « Je suis un militant des droits humains, j'ai étudié ce système de déportation, j'ai écrit dans des journaux, des livres, mais je n'arrive toujours pas à y croire, reconnaît aujourd'hui l'écrivain de 41 ans, installé à Wellington en Nouvelle-Zélande. C'est tellement surréaliste. » Pendant sa détention, Behrouz Boochani est devenu une sorte de porte-parole officieux des migrants, correspondant avec les médias internationaux grâce à un téléphone entré en contrebande. Plus tard, il racontera dans un livre* primé le calvaire de cette vie « dans les limbes ». Paru en anglais en 2018, l'ouvrage a été traduit en français en 2019.
Titulaire d'une maîtrise en science politique de l'université de Téhéran, Behrouz Boochani a dû fuir l'Iran, où les articles qu'il écrivait pour un journal kurde le mettaient en danger. « En fait, les Australiens te virent, c'est tout, ils te virent, te bannissent... poursuit le rescapé. Ce bannissement est une violence immense et profonde pour un être humain. C'est comme si vous n'étiez qu'un déchet. Vous êtes jeté en prison alors que vous n'avez commis aucun crime. »
En 2016, première victoire pour les ONG, la Cour suprême de Papouasie-Nouvelle-Guinée a ordonné la fermeture du centre de rétention de Manus, le jugeant « illégal et anticonstitutionnel ». Huit ans plus tard, 47 migrants y sont encore bloqués, selon l'ASRC, même s'ils ne vivent plus dans les préfabriqués du centre.
Pour une nation bâtie grâce à l'immigration, la politique de Canberra peut paraître paradoxale. « C'est le phénomène de l'ascenseur, explique David Camroux, franco-australien, spécialiste de l'Asie du Sud-Est à Science-Po. Les derniers arrivés ne veulent pas que d'autres montent après eux. » Même si les sondages montrent une meilleure acceptation des demandeurs d'asile par la société, le migrant est devenu le bouc émissaire de la crise économique. « Comme dans beaucoup de pays occidentaux, ajoute l'expert du Centre de recherche internationales. Il est aussi devenu un enjeu politique. Le Premier ministre travailliste ne veut pas être accusé de faiblesse par l'opposition et veut gagner le soutien d'une classe ouvrière souvent hostile à l'immigration. » D'autant que les prochaines élections pour renouveler le Parlement auront lieu dans un an seulement.
*Témoignage d'une île-prison, Hugo Publishing.