« Non, la France n'est pas ingouvernable », (Vincent Pons, Harvard)

ENTRETIEN. Grand spécialiste des rouages de la vie démocratique, le professeur d'Economie à Harvard, Vincent Pons, pointe, auprès de la Tribune, le manque de représentativité du système électoral français. Dans une France coupée en trois, il plaide pour un changement profond reflétant le véritable poids des partis dans l'Hexagone.
Grégoire Normand
Vincent Pons est professeur d'Economie à Harvard aux Etats-Unis et récipiendaire du Prix du meilleur jeune économiste en 2023.
Vincent Pons est professeur d'Economie à Harvard aux Etats-Unis et récipiendaire du Prix du meilleur jeune économiste en 2023. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Quel regard portez-vous sur les dernières élections législatives avec ce maintien des trois blocs ?

VINCENT PONS - Ces élections confirment la tripartition de l'espace politique français avec un bloc à gauche, un bloc au centre et un bloc à l'extrême droite. Un quatrième bloc, à droite, est plus faible, et tiraillé entre l'extrême droite et le centre. C'est un fait important, car la stratégie d'Emmanuel Macron était au contraire de remplacer l'opposition gauche/droite par une nouvelle opposition entre le centre et l'extrême droite. Cette tripartition montre l'échec de cette stratégie.

Comment interprétez- vous la décision d'Emmanuel Macron de dissoudre l'Assemblée nationale ?

Les élections européennes ont montré les progrès du Rassemblement national (RN). Emmanuel Macron a peut-être considéré qu'il n'avait plus la légitimité pour continuer à gouverner avec l'exécutif actuel, car la composition de l'Assemblée nationale ne reflétait plus les préférences des électeurs français. L'autre interprétation possible est que le chef de l'Etat souhaitait devancer une motion de censure dans les mois à venir.

Quelle qu'en soit la motivation, il me semble que la décision de dissoudre l'Assemblée était loin d'être nécessaire, car les élections européennes ne devraient pas avoir d'impact aussi direct et aussi fort sur la politique nationale. En outre, cette décision a poussé à tenir des élections dans un délai très bref. Les candidats ont eu très peu de temps pour faire campagne et bâtir des programmes. C'est un problème dans un pays démocratique, car la démocratie doit aussi être un exercice délibératif.

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La France vous paraît-elle « ingouvernable » sans majorité bien établie à l'Assemblée nationale ?

Non, la France n'est pas ingouvernable. L'absence de majorité absolue est un cas de figure qui existe dans un très grand nombre de pays, y compris des pays voisins de la France, qui ont un scrutin à la proportionnelle. La France n'a pas l'habitude de construire des coalitions de gouvernement, mais il va falloir s'y mettre. Si la tripartition s'installe dans le paysage politique, l'absence de majorité absolue risque en effet de devenir la règle lors des élections futures.

Le système électoral français est-il en crise ?

Les élections récentes ont rendu manifestes certaines limites du scrutin uninominal à deux tours utilisé lors des élections législatives. Ces limites sont d'autant plus criantes que le bénéfice de faire émerger des majorités absolues a disparu. Le premier désavantage de ce mode de scrutin est l'absence de proportionnalité entre le nombre de voix et le nombre de sièges. En 2017, le groupe En Marche avait obtenu une très forte majorité des sièges avec seulement un tiers des voix.

Au second tour des dernières législatives, le Rassemblement national a obtenu une fraction des sièges plus faible que sa part des voix au premier tour, la gauche une fraction légèrement plus élevée, et le centre une fraction beaucoup plus élevée. Le second désavantage du système actuel est qu'il incite les électeurs à faire des calculs stratégiques complexes et, parfois, à voter pour un candidat différent de leur candidat préféré. Cela rend les résultats peu lisibles. En outre, le candidat vainqueur n'est pas forcément le candidat préféré des électeurs. Dans le cadre d'une triangulaire qui opposerait deux candidats de gauche et un candidat de droite, par exemple, le candidat de droite peut l'emporter avec 40% des voix alors qu'il aurait perdu un duel contre chacun de ses deux opposants.

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Quelles seraient selon vous les pistes susceptibles d'améliorer ce système ?

Il faut envisager un changement profond en passant à un système plus proportionnel, de telle sorte que la composition de l'Assemblée reflète le poids politique des différents partis. Les résultats seraient plus lisibles, car les électeurs n'auraient plus de calcul stratégique à faire. Il y a cependant un écueil dans le système proportionnel : le lien entre les électeurs et les candidats y est moins direct.

Il est possible de corriger ce biais en proposant une proportionnelle département par département. Les électeurs voteraient ainsi pour des candidats venant de leurs départements. Il est aussi possible d'améliorer le vote proportionnel en donnant aux électeurs la possibilité de formuler leurs préférences pour des candidats au sein d'une liste. C'est un système qui existe pour les élections municipales en Italie par exemple, où chaque électeur choisit une liste et, au sein de cette liste, peut donner sa préférence à deux candidats.

Comment convaincre les députés de réformer le système électoral qui a contribué à les faire élire ?

Il est assez compliqué de changer le mode de scrutin, car les députés sont à la fois juges et partie. Les élus bénéficient en effet en général d'une prime au sortant : s'ils se représentent, ils ont des chances élevées d'être réélus, même s'ils avaient gagné la première élection à seulement quelques voix près. Les députés et leurs partis ont donc une incitation à préserver le mode de scrutin qui les a fait élire. Changer le mode de scrutin, c'est augmenter l'incertitude sur leurs chances de rester au pouvoir. Ainsi, les députés préfèrent souvent le statu quo.

Trump aux Etats-Unis, Brexit au Royaume-Uni, Bolsonaro au Brésil, AFD en Allemagne. La France est loin d'être le seul pays à connaître une montée des contestations. Quels sont selon vous les moteurs de la colère ambiante ?

La montée de l'extrême droite que l'on constate en France a lieu dans beaucoup d'autres pays également. Depuis le début des années 2000, il y a une multiplication des gouvernements populistes de droite et de gauche dans de nombreuses régions du monde. Cela suggère que les causes ne sont pas uniquement nationales.

Dans beaucoup de pays riches, la croissance est bien plus faible aujourd'hui que lors de la période des « 30 glorieuses ». Ainsi, beaucoup d'électeurs n'ont pas vu leur niveau de vie s'améliorer par rapport à la génération de leurs parents. Cela peut donner le sentiment d'un déclin. De même, certains électeurs peuvent avoir des craintes sur le niveau de vie de leurs enfants, ce qui peut créer un sentiment de fragilité extrême et une profonde insatisfaction.

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La mondialisation a-t-elle joué un rôle dans cette colère ?

Oui, la mondialisation des échanges commerciaux et des flux de capitaux, qui progresse depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, a créé des gagnants et des perdants dans les pays riches. Les personnes qui travaillent dans les secteurs exposés aux délocalisations protestent et souhaitent un changement radical des politiques avec une fermeture des frontières et davantage de protection.

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Et les récentes crises économiques ?

La crise de 2008 a fait énormément de mal aux Etats-Unis et en Europe. Les élites économiques ont été rendues responsables de cette crise, car les grandes banques avaient pris des risques bien trop importants. Les élites politiques et les experts ont ensuite également été critiqués, car ils n'avaient pas su prévenir cette crise et, car ils ont décidé de sauver les banques qui avaient été à son origine.

En raison du rôle central joué par les banques, ce sauvetage était sans doute nécessaire pour éviter l'écroulement de l'économie américaine et mondiale, mais il a contribué à alimenter une très forte défiance envers les élites économiques et politiques. De récents travaux de recherche ont montré que les partis populistes arrivent souvent au pouvoir suite à une crise économique et à une récession, qui touchent souvent les ménages les plus modestes encore davantage que le reste de la population.

La montée des populismes nationalistes de droite est-elle le reflet d'une crise du système capitaliste ?

Je ne suis pas certain qu'on puisse parler de remise en cause générale du système capitaliste. Mais les économistes ont sans doute survendu les bénéfices de la mondialisation, considérant qu'elle générait des gains nets positifs et qu'il serait possible d'en compenser les perdants. Or, compenser financièrement les individus qui perdent leur travail peut être compliqué et ne pas suffire, car perdre son emploi c'est aussi parfois perdre une partie de sa dignité. Il y a donc eu une erreur de diagnostic originelle de la part de nombreux économistes. Aujourd'hui, le consensus change, car beaucoup de travaux, y compris par des économistes, montrent les limites de cette « mondialisation heureuse ».

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Propos recueillis par Grégoire Normand

Grégoire Normand
Commentaires 18
à écrit le 14/07/2024 à 2:13
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On comprend le dephasage aux usa. Harvard engage des gauchos.

à écrit le 12/07/2024 à 15:51
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France ingouvernable: on sait, depuis les Gilets Jaunes, que les Français sont tout à fait capables de former une majorité pour dire NON...mais de plus en plus incapables de le faire pour dire OUI à un projet politique ! Ces élections n'ont fait que...

à écrit le 12/07/2024 à 15:06
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La France a toujours été ingouvernable! Nous sommes en démocratie et il y a environ la moitié des électeurs qui ne veulent pas être gouvernés par l'autre moitié. C'est plus simple en Russie, en Chine, en Iran ou... et surtout en Corée du Nord. C'est ...

à écrit le 12/07/2024 à 14:41
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La France a toujours été ingouvernable! Nous sommes en démocratie et il y a environ la moitié des électeurs qui ne veulent pas être gouvernés par l'autre moitié. C'est plus simple en Russie, en Chine, en Iran ou... et surtout en Corée du Nord. C'est ...

le 13/07/2024 à 9:27
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vision absurde le décalages est une caste au pouvoir qui decide contre les francais et meme un scrutin ne change rien le vote est discrédité les dirigeants ne pense qu'a leur intérêts. allant jusqu'à vendre les entreprises et offrir gracieusemen...

à écrit le 12/07/2024 à 14:00
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Euuuuh.... Là, on n'est pas très loin d'une assemblée élue à la proportionnelle malgré un mode de scrutin censé faire ressortir des majorités nettes. Et c'estcen pire car le scrutin majoritaire incite à des positions clivantes au point de non-retour....

à écrit le 12/07/2024 à 13:40
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Beaucoup de points intéressants dans cette analyse. Mais désolé, la France est ingouvernable.

à écrit le 12/07/2024 à 13:36
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Non la France n' est pas ingouvernable mais les 50 année de déficit successifs l ' ont considérablement affaiblie.Faire voter la France après une campagne de démagogues pour ne pas tenir compte du vote ne sera pas la solution.La stratégie de laisser ...

à écrit le 12/07/2024 à 13:10
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Le poison français c'est d'abord celui des RTT qui symbolise le fait que le travail n'est plus considéré comme un moyen de se valoriser et de s'intégrer dans un collectif. La nullité de notre éducation économique conduit à accepter les aberrations pr...

le 12/07/2024 à 13:56
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Les 35 h sont un moyen de partager le peu de travail qu'il reste et d'éviter les heures supplémentaires non soumises à cotisation... Pour les retraites, il n'est pas interdit de travailler à ce sue je sache après un certain âge. Et il existe de nomb...

le 12/07/2024 à 16:30
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Tant que les salaires seront aussi ridicules les RTT et les 35h se justifient.

le 12/07/2024 à 17:26
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"alors que beaucoup ne savent quoi faire à la retraite..." Ca depend, les 4 millions de retraités cadres savent quoi faire ,ils ont les moyens de leurs désirs.sans trop se poser de question sur leur finance.On les retrouve aussi président d'associ...

à écrit le 12/07/2024 à 13:09
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Il pouvait pas dire : « Oui, la France est gouvernable » ?

à écrit le 12/07/2024 à 12:41
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Assez de tous ces experts avec un cerveau qui déborde de certitudes, je leur suggère de cultiver le doute. Actuellement pour moi mais je n'y connais rien, nous sommes confrontés à la victoire de Sciences Po sur le Peuple. je comprends que ça rapporte...

à écrit le 12/07/2024 à 12:34
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Le fn, lr, lrem sont des partis défendant l'ultralibéralisme ou l'illibéralisme, seules quelques valeurs morales les différencient, à la marge. Les entrepreneurs, pour la plupart, sauront s'adapter au front national, sans doute aucun et macron préfèr...

le 12/07/2024 à 13:08
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sauf si d'un cote lfi se definie a rejeter tous les possible ministre de la macronie et que le rn fasse de meme en rendant la monnaie a m macron et sa magouille pour rester au pouvoir dans cette version combien de temps la macronie survivra hyp...

le 12/07/2024 à 18:50
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La France est nettement plus un pays socialiste qu'ultra libéral.

à écrit le 12/07/2024 à 12:30
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Ben faut en parler aux marchés financiers mais je suis à peu près certain qu'ils préfèrent que leurs larbins restent comme ils sont ça leur rapporte tellement de pognon !

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