LES SÉQUESTRÉES (1/3) : La demoiselle de Poitiers (par Oscar Coop-Phane, écrivain)

Comment et pourquoi enferme-t-on des femmes ? Le romancier nous entraîne dans un voyage au plus profond de la noirceur de l’âme humaine.
Revue de colportage de l’époque relatant l’affaire accompagnée du texte de la Grande Complainte sur la pauvre femme séquestrée.
Revue de colportage de l’époque relatant l’affaire accompagnée du texte de la Grande Complainte sur la pauvre femme séquestrée. (Crédits : LTD / Rene Dazy/Bridgeman)

Le 22 mai 1901, le procureur général de Poitiers reçoit une lettre anonyme. La voici :

« Monsieur le procureur général, J'ai l'honneur de vous dénoncer un fait d'une exceptionnelle gravité. Il s'agit d'une demoiselle qui est enfermée chez madame Monnier, privée d'une partie de nourriture, vivant sur un grabat infect, depuis vingt-cinq ans, en un mot dans sa pourriture. »

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Le lendemain, au creux de l'après-midi, une équipée de gendarmes se rend au 21, rue de la Visitation, à Poitiers. Le commissaire central se voit ouvrir la porte de la maison par une des deux domestiques au service de la famille Monnier. Mais on l'éconduit : « Madame ne reçoit pas, elle est alitée. » Le commissaire insiste. On lui propose de s'adresser au fils de Madame, qui habite la maison d'en face.

Le fils, Marcel Monnier, alité lui aussi, se fait légèrement prier mais il finit par ouvrir aux gendarmes qui, entre-temps, ont pu apercevoir une fenêtre aux persiennes closes au deuxième étage du 21, rue de la Visitation. Quand on lui apprend la raison de cette visite, l'ancien sous-préfet Marcel Monnier explique qu'il s'agit d'une calomnie. Et puis, enfin, sa sœur ne vit pas avec lui mais avec sa mère. C'est à elle qu'il faut s'adresser.

Accompagnés de Marcel, les gendarmes frappent à nouveau à la porte de la maison de Louise Monnier, la mère. On finit par leur ouvrir. Quand ils pénètrent dans la chambre du deuxième étage, la stupéfaction se mêle au dégoût. L'air est si vicié qu'ils doivent sortir avant d'entrer à nouveau, ayant simplement constaté, dans l'obscurité, que la fenêtre était cadenassée et garnie de bourrelets à tous les joints, comme pour empêcher la moindre circulation.

Le commissaire poursuit : « Nous pénétrons à nouveau dans la pièce, et cherchons à ouvrir la fenêtre pour donner de l'air, mais nous en sommes empêchés par M. Monnier, qui nous dit que cela contrarierait sa sœur. Nous constatons que sa malheureuse sœur est couchée sur un mauvais grabat et couverte d'une couverture - le tout d'une saleté repoussante ; que sur ce même grabat courent des insectes et de la vermine prenant leur nourriture dans les déjections, sur le lit de cette malheureuse. » Ne pouvant plus tenir, les gendarmes se retirent et interrogent les deux domestiques.

La mère explique qu'elle a enfermé sa fille pour la sauver de la folie

Plus tard dans l'après-midi, le juge d'instruction arrive sur place. Il donne tout de suite l'ordre d'ouvrir la fenêtre. On aperçoit alors nettement, pour la première fois, Blanche, la sœur de Marcel et la fille de Louise Monnier. Elle est âgée de 52 ans. Voici un extrait du rapport du juge d'instruction : « La malheureuse est couchée nue sur une paillasse pourrie. Tout autour d'elle s'est formée une sorte de croûte faite d'excréments, de débris de viande, de légumes, de poisson et de pain en putréfaction. Nous voyons aussi des coquilles d'huîtres, de bêtes courant sur le lit de Mlle Monnier. Cette dernière est couverte de vermine. »

Extrêmement maigre, portant sur le crâne une natte de cheveux d'un seul bloc, Blanche Monnier crie et se cramponne à son lit. On décide de l'envoyer à l'hôpital ficelée dans une couverture, puisqu'elle ne possède pas de vêtements. Pendant ce temps, plusieurs gendarmes font le tour de la maison, constatant que tout est bien tenu, propre, rangé, en un mot une maison bourgeoise ordinaire.

* À l'hôpital, les médecins auscultent Blanche Monnier. Les ongles sont d'une longueur étonnante, le teint est translucide et le corps, exceptionnellement maigre, est couvert de crasse. Sur la tête, la séquestrée porte une masse compacte de 1 mètre de long pour 30 centimètres de large. Les cheveux mêlés aux débris de nourriture et aux excréments pèsent plus de 2 kilos. L'odeur est si épouvantable que les médecins autorisent les personnes présentes à fumer.

Blanche Monnier, dès le lendemain, retrouve l'appétit. Elle répond à quelques questions. Le discours est décousu, entre insultes et menaces, mais parfois la femme s'adoucit : elle raconte quelques souvenirs d'enfance, reconnaît les fleurs qu'on lui présente, observe longuement le paysage par la fenêtre. À l'exception de sa maigreur et de sa saleté, son état de santé est jugé sain et satisfaisant. Aucun mal ne la menace. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, elle a quitté la paillasse de sa chambre cadenassée, sa « chère petite grotte » comme elle l'appelle.

Alors que l'on soigne Blanche, dès le 24 mai, le frère et la mère sont arrêtés. On tente de comprendre pourquoi Louise Monnier a ainsi séquestré sa fille pendant si longtemps. On enquête sur la moralité de la famille, comme on dit.

Les anciennes domestiques sont entendues. Certaines devaient dormir dans la même chambre que la séquestrée. Elles évoquent une famille recluse, renfermée sur elle-même. Le père de Blanche, Charles-Émile Monnier, ancien doyen d'université, est mort en 1882. Sa veuve, Louise, se montre souvent autoritaire, pingre, méprisante. On ne lui connaît pas d'amis et que très peu de fréquentations. Pour expliquer l'ambiance générale de la maison, une domestique dira : « On avait toujours l'air de marcher sur la pointe des pieds. »

Marcel, le frère, est marié et a un enfant. Après quelques postes administratifs, il s'est lui aussi, semble-t-il, retiré de la société. Il vit des rentes que lui verse sa mère. Ses propres domestiques rapportent un certain amour de la saleté. Marcel avait pour habitude de garder précieusement son pot de chambre juste à côté de son lit et de ne jamais vouloir qu'on le vide avant qu'il ne déborde, allant même jusqu'à le placer sur la table de nuit de sa femme « pour bien qu'elle sente l'odeur ». On comprend alors facilement que le frère n'ait pas semblé être dérangé par l'état d'immondice de la paillasse de sa sœur quand il venait lui rendre visite pour lui lire le journal.

André Gide livre en 1930 une enquête brute, implacable et dénuée de jugement

Le tableau, pourtant, est un peu plus complexe. La mère explique qu'elle a enfermé sa fille pour la sauver de la folie, ne pouvant pas se résoudre à un internement psychiatrique qui aurait été une honte pour la famille. Si la fenêtre a été cadenassée, c'est parce que Blanche avait pris l'habitude de s'y exhiber, dévoilant son sexe aux soldats qui fréquentaient chaque soir le bistrot d'en face. On retrouve aussi de nombreuses commandes de nourriture passées dans une grande brasserie voisine. Soles, huîtres, viande rouge, tous ces mets, d'après la mère, étaient réservés à la fille, qui les laissait la plupart du temps pourrir sur sa paillasse avant de les déguster.

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Blanche Monnier est toujours soignée à l'hôpital, elle a repris du poids, participe aux conversations et demande sans cesse que l'on laisse ouverte la fenêtre de sa chambre pour pouvoir admirer la nature. Quelques jours après son arrestation, sa mère meurt en détention. Le frère sera alors jugé seul. La justice n'en a pas fini.

La notion de « non-assistance à personne en danger » étant absente du Code civil de l'époque, le jugement du 11 octobre 1901 du tribunal correctionnel de Poitiers condamne Marcel Monnier à quinze mois d'emprisonnement pour « complicité d'actes de violence ». Il sera finalement relaxé en appel un mois plus tard, le tribunal statuant sur la folie de Blanche, blâmant tout de même - maigre compensation - le comportement de Marcel à l'égard de sa sœur.

Banche, quant à elle, résidera une dizaine d'années dans un hôpital psychiatrique à Blois avant d'y mourir en 1913.

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De ce fait divers, André Gide a tiré l'un de ses plus beaux textes, La Séquestrée de Poitiers, en 1930. En modifiant les noms des protagonistes, il y livre une enquête brute, implacable et dénuée de jugement. Il n'est pas étonnant que l'écrivain ait été fasciné par cette histoire judiciaire, tant elle combinait deux de ses obsessions majeures : le crime au motif incompréhensible et l'enfermement de la famille sur elle-même.

Plus récemment, en 2001, Jean-Marie Augustin, professeur de droit et de sciences sociales à Poitiers, publiait L'Histoire véridique de la séquestrée de Poitiers. L'ambition du texte est de montrer que Gide se serait laissé influencer par ses pensées opposées aux valeurs de la bourgeoisie du début du XXe siècle.

J'en retiens alors que les faits divers, dans leurs interprétations, dans leurs traitements, sont nécessairement idéologiques, politiques dirais-je. Gide évoque la victime et l'autorité de la famille, quand Augustin se cabre et évoque la folie de Blanche Monnier, protégée du monde par les siens.

Il est particulièrement étonnant, en revanche, que Michel Foucault, dont la maison de jeunesse se trouvait à quelques numéros de celle de la séquestrée, n'ait à ma connaissance jamais écrit sur l'affaire. Le philosophe de l'enfermement et de la mise à l'écart, le penseur de l'exercice du pouvoir, de la folie, de la surveillance et de la punition aurait eu, j'en suis persuadé, de nombreuses choses à dire sur cette affaire...

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