Combien sont-ils, parmi les chefs d'entreprise, à penser tout bas, ce que Sophie de Menthon, présidente du mouvement patronal Ethic, ose exprimer tout haut : « Oui, j'ai des échanges avec le Rassemblement national, parce que je considère que ce parti n'est plus extrême, qu'il est républicain, et qu'il faut travailler avec eux. »
À la tête d'agences immobilières au Pays basque, Thierry préfère rester anonyme, mais partage cette position. Après avoir voté Emmanuel Macron, il glissera, cette fois, un bulletin très à droite : « J'assume de voter l'alliance avec le Rassemblement national. » Les raisons de cette bascule ? Il ne pardonne pas à la Macronie d'avoir « laissé sombrer la construction et la promotion malgré les nombreuses alertes des professionnels ». Le quinquagénaire laisse éclater sa colère : « Qui arrive encore à s'en sortir ? Vous avez vu le coût du travail ? Les normes qui nous compliquent la vie ? ! »
À Montpellier, Jean-Pierre, 61 ans, à la tête d'une sandwicherie depuis plus de trente-cinq ans, place également son espoir du côté du RN. Son affaire fonctionne bien, mais chaque été il peine à trouver du personnel. « Ras-le-bol des assistés, de ceux qui bossent quatre mois, puis se mettent au chômage pour avoir les indemnités... Seul le RN assume franchement de le dire. » Emmanuel Macron a pourtant enchaîné les réformes de l'assurance chômage ; mais pour Jean-Pierre, il faut aller un cran au-dessus.
Peur de l'instabilité politique
Pour beaucoup d'artisans, commerçants, professions libérales, le RN est devenu une alternative. Étouffés par les charges, les patrons voient d'un bon œil les exonérations de cotisations promises par le parti de Jordan Bardella, s'ils augmentent les salaires de 10 %. Quant à la baisse de la facture d'électricité, ils l'attendent... Mais, pour Michel Picon, président de l'Union des entreprises de proximité (U2P), l'intérêt va bien au-delà des seules mesures économiques : « Ils expriment un fort besoin d'ordre, de fermeté, de remise en place de la hiérarchie des valeurs. »
Numéro un de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CPME), François Asselin se réfère au sondage qu'il a commandé la semaine dernière. Plus d'un tiers des chefs d'entreprise redoutent l'instabilité politique, et un sur trois craint pour le maintien de la paix civile : « Et clairement, le Rassemblement national fait moins peur aux entrepreneurs que le Nouveau Front populaire. Ainsi, 58 % d'entre eux envisagent de reporter leur projet d'investissement et de recrutement si l'alliance à gauche l'emporte, contre 36 % si c'est le RN, et 12 % si c'est la majorité. » Son explication : « Le Rassemblement national rétropédale pour éviter d'effrayer les patrons. Et ça marche ! »
En témoignent les allers-retours de Jordan Bardella sur la réforme des retraites, sur l'exonération des impôts pour les moins de 30 ans, le renvoi systématique à un audit des comptes de la nation, etc. « Les entrepreneurs craignent des mesures non financées : 78 % considèrent qu'une augmentation des dépenses publiques conduirait le pays à la faillite », insiste encore le président de la CPME.
Plus d'un tiers des chefs d'entreprise redoutent l'instabilité politique, et un sur trois craint pour le maintien de la paix civile
Si, au fur et à mesure que la campagne avance, le programme du RN colle de plus en plus aux attentes des milieux économiques, celui du Nouveau Front populaire, a contrario, les effraie. Le smic à 1 600 euros net ? Impossible sans licencier massivement. La semaine à 32 heures ? Une hérésie. Les augmentations d'impôts ? Les chefs d'entreprise craignent d'être les premiers à en faire les frais. Mais la proposition qui les terrifie le plus reste la taxation des biens professionnels, soit leur outil de travail, alors que, selon le député La France insoumise Éric Coquerel, « il n'est pas question d'aller plus loin que l'existant ». Reste que cette idée se diffuse chez les chefs d'entreprise qui y voient une ultime spoliation. « Le discours qui domine, c'est "si le Nouveau Front populaire l'emporte, autant mettre la clé sous la porte" ; l'effet repoussoir est très fort, résume Viviane Chaine-Ribeiro, membre du Medef et fondatrice de Cybtech, société de gestion en e-réputation. Alors que pour le RN, les patrons font souvent la comparaison avec Giorgia Meloni, en Italie, où même sur l'immigration la dirigeante a dû revoir sa copie pour s'adapter aux besoins de main-d'œuvre. »
Et qu'en est-il des propositions de la majorité ? Les entrepreneurs les entendent, notamment les grands patrons, qui ont profité de la politique probusiness d'Emmanuel Macron. « Mais beaucoup se disent que c'est terminé, prévient un cacique du Medef. Et regardent désormais, de façon pragmatique, du côté de ceux qui risquent de gouverner la France après le 7 juillet... » Quelques rendez-vous sont d'ailleurs déjà pris entre les équipes de Marine Le Pen et le monde des affaires.