![Jordan Bardella s’adresse en mars à des patrons lors d’un débat organisé par Confédération des petites et moyennes entreprises.](https://static.latribune.fr/full_width/2391656/jordan-bardella.jpg)
La sidération a laissé la place à l'embarras. Une semaine après la dissolution, les milieux économiques regardent avec effroi le cours de la Bourse s'effondrer, les marchés s'affoler, le « spread », - l'écart entre les taux d'emprunt français et allemands - se creuser. Et découvrent, avec inquiétude, les premiers éléments de programme du Rassemblement national ou du Nouveau Front populaire. Les qualificatifs fusent : « dangereux », « dispendieux », « irréalistes »...
Mais ces mots ne sortent pas des conclaves patronaux. Aux sollicitations de La Tribune Dimanche, les chefs d'entreprise répondent : « Les patrons n'ont pas vocation à entrer dans le débat politique. » Ou encore : « Que dire quand 40 % de nos salariés ou de nos clients votent aux extrêmes ? »
Selon eux, tout commentaire est malvenu, voire contre-productif. « On nous déteste, surtout les grands patrons... alors si on parle, on prend le risque de faire monter encore le RN ou le front de gauche », assure l'un d'eux. « Donner des consignes de vote ? Mais, c'est la meilleure façon de crisper encore les électeurs », plaide un autre.
Grande retenue
Contre-productif, c'est aussi l'argument que l'U2P, organisation qui réunit les artisans et petits entrepreneurs, a avancé lundi dernier quand l'idée d'une expression commune a germé dans les rangs patronaux. Au lendemain des européennes, pour dénoncer le péril que représenterait une majorité détenue le 8 juillet prochain par le camp du RN, les états-majors du Medef et de la CPME ont tenté d'écrire, ensemble, une déclaration. Mais l'initiative a vite fait pschitt.
Chacun s'en est donc tenu à un communiqué séparé, teinté d'une grande retenue. Patrick Martin (Medef) s'est limité à insister sur « la nécessité de poursuivre les réformes pour les consolider et les approfondir » en s'inscrivant fortement « dans le jeu européen ». Et d'ajouter que l'organisation patronale « soutiendra les projets favorables aux réformes économiques et à l'ambition européenne dans le respect de la démocratie sociale ». Soit une véritable rupture, quand il y a encore dix ans Laurence Parisot alertait sur le risque pour les entreprises de la montée de l'extrême droite. En 2011, la patronne des patrons désignait son ennemie, Marine Le Pen, dans un livre intitulé Un piège bleu Marine.
Les milliards d'euros d'aides déversés
Agacé par la prudence patronale actuelle, Bruno Le Maire a pourtant exhorté à plusieurs reprises cette semaine les chefs d'entreprise à se positionner. « Que les milieux économiques se mouillent ! » a lancé le ministre de l'Économie mardi sur les ondes. Le lendemain, il a rappelé aux 200 patrons du mouvement Ethic tout ce que le macronisme a fait pour eux : les ordonnances travail, la loi Pacte pour libérer l'économie, les aides à la réindustrialisation, la loi « économie verte » pour faciliter les installations d'usines, la baisse de l'impôt sur les sociétés, les nombreuses réformes de l'assurance chômage, la réforme des retraites qu'ils appelaient de leurs vœux, les sommets Choose France pour attirer des investisseurs étrangers, les primes défiscalisées pour soutenir le pouvoir d'achat de leurs salariés, les coups de pouce pour l'embauche des apprentis...
Sans oublier les milliards d'euros d'aides déversés aux entreprises au moment du Covid, les exonérations fiscales, sociales et les chèques envoyés quand les Gilets jaunes demandaient des hausses de salaires, les guichets de soutien quand les prix de l'énergie flambaient, après le déclenchement de la guerre en Ukraine...
Un désaveu violent pour la Macronie
La liste est longue, mais rien n'y fait. Les applaudissements restent clairsemés. Pour se justifier, les chefs d'entreprise invoquent le pragmatisme. « On n'est pas dans le sentiment ou la morale, on a des boîtes à faire tourner, des emplois à préserver, des actionnaires à satisfaire ; notre boulot est de nous adapter », résume un important industriel.
Bien que très préoccupée par la situation, l'Afep, l'Association française des entreprises privées, qui réunit presque tout le CAC 40, peine à sortir de son mutisme : « L'essentiel de l'activité des entreprises adhérentes se fait hors de France. À quoi bon s'exposer alors que l'Hexagone représente à peine 5 ou 10 % du chiffre d'affaires ? » En prise toutefois à des discussions internes, l'association, qui comprend des poids lourds comme Patrick Pouyanné (TotalEnergies) ou Bernard Arnault (LVMH), envisage toutefois de s'exprimer cette semaine.
Le ras-le-bol des normes
En attendant, pour la Macronie, le désaveu est violent. « Les patrons sont des lâches qui font preuve d'une grande ingratitude, fulmine un ministre. Souvenez-vous : en Allemagne, en 1940, de quel côté étaient les chefs d'entreprise ? » Restent que les patrons, eux, ne se sentent pas tenus par un quelconque contrat. « Depuis deux ans, ce pouvoir ne nous entend pas, plaide un membre du Medef. La suppression des impôts de production a été décalée, la réforme de l'assurance chômage élargit le bonus-malus pénalisant pour les entreprises, la suppression de la niche fiscale Pinel "flingue" le secteur de la construction... »
Sans compter que certains ne sont pas insensibles aux théories du RN : le ras-le-bol des normes imposées par Bruxelles, l'immigration, la préférence nationale pour le travail, la sécurité... Les petits patrons sont d'autant plus à l'écoute que ces derniers mois les équipes du RN les ont approchés afin de les rassurer : oui, la sortie de l'euro est bel et bien enterrée, l'abrogation de la réforme des retraites oubliée, l'impôt sur les superprofits abandonné...
L'exemple de l'Italie
Et l'extrême droite bénéficie de l'effet repoussoir qu'exerce la gauche sur les milieux d'affaires. « Le pire pour l'économie française, ce serait Mélenchon et La France insoumise, s'alarme un grand patron. On ne résistera pas à leur haine du capitalisme, à leur volonté de nous spolier. » La preuve en est, vendredi, Patrick Martin ne perdait pas une seconde pour réagir à la publication du programme du Nouveau Front populaire : « L'irrationalité des mesures si elles étaient mises en œuvre conduirait à une explosion des déficits et de la dette. »
À côté, vu des patrons, le programme du RN en devient presque rassurant. « Sans compter qu'il est un argument désormais bien installé dans les milieux patronaux : l'exemple de l'Italie, où Giorgia Meloni a modéré son programme économique une fois au pouvoir », explique Stéphane Boujnah, directeur général d'Euronext, plateforme qui gère les Bourses de Paris, Milan, Amsterdam, Bruxelles... Rare dirigeant à s'exprimer, il s'insurge : « Mais, en réalité, le RN, lui, a un projet économique différent, radical, et dangereux. » Pour mener son opération séduction auprès des cercles d'affaires, la Première ministre d'extrême droite italienne a bénéficié de l'entremise de l'ancien banquier central Mario Draghi. Reste à savoir qui en France joue aujourd'hui ce rôle.