Une victoire du RN aux législatives pourrait bouleverser la diplomatie française

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Jordan bardella, president du rassemblement national[reuters.com]
(Crédits : Gonzalo Fuentes)

par Michel Rose

PARIS (Reuters) - La diplomatie française se dirige vers une période inédite de turbulences si le Rassemblement national (RN) remporte les élections législatives anticipées, alors que le parti de Marine Le Pen conteste déjà la primauté du président de la République en la matière.

Les Français, comme les diplomates étrangers, ont pris l'habitude de voir le chef de l'Etat s'arroger l'ensemble des décisions en matière de politiques étrangère et de défense, épousant la théorie d'un "domaine réservé" présidentiel.

Mais si le RN était appelé à former le prochain gouvernement après les élections du 30 juin et 7 juillet, comme le suggèrent les sondages plaçant tous le parti d'extrême-droite en tête, de vives tensions pourraient apparaître.

Jordan Bardella, le président du RN et candidat au poste de Premier ministre en cas de large victoire de son parti, et Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l'Assemblée nationale, ont d'ores et déjà signalé qu'ils n'entendaient pas laisser à Emmanuel Macron les coudées franches sur ce sujet.

"Ça va être une guerre de tranchées", estime Gérard Petitpré, constitutionnaliste spécialiste de la Vème République, expliquant que la notion de "domaine réservé", inventée par Jacques Chaban-Delmas, n'est écrite nulle part dans la constitution, laissant nombre de ses articles sujets à interprétation.

Avant même l'élection, les lignes de bataille se dessinent, notamment sur les affaires européennes.

Dans le huis-clos d'une réunion de dirigeants de sa famille politique à Bruxelles, Emmanuel Macron a fait savoir qu'il avait décidé de soumettre à nouveau le nom de Thierry Breton comme commissaire français de l'exécutif européen, selon une source diplomatique au fait de la question.

Le chef de l'Etat semble donc essayer de prendre de vitesse Jordan Bardella, qui avait quelques jours auparavant, lors de sa conférence de presse, exprimé sa volonté de choisir l'identité du commissaire représentant la France s'il venait à remporter la majorité absolue lors des élections législatives.

Marine Le Pen a rapidement contesté la décision d'Emmanuel Macron.

"Emmanuel Macron se projette dans une victoire qu'il ne peut pas obtenir. Donc il ne pourra pas nommer monsieur Breton", a déclaré la présidente du groupe RN à l'Assemblée nationale.

"Il y aura donc un autre gouvernement que celui que nous connaissons et il est de la prérogative du Premier ministre de nommer le commissaire européen. Ce n'est pas de la prérogative du président de la République."

"TITRE HONORIFIQUE"?

Selon les experts, bien que la Constitution accorde de larges prérogatives au chef de l'Etat en matière de diplomatie et de défense - il est le chef des armées, négocie les traités et préside les conseils de défense - en cas de cohabitation, le Premier ministre contrôle une grande partie des rouages de l'Etat.

Le Premier ministre "dirige l'action du gouvernement", est "responsable de la Défense nationale" et contrôle le budget de l'Etat, qui doit être approuvé par le Parlement. C'est le gouvernement qui décide de l'envoi de troupes à l'étranger.

Des prérogatives constitutionnelles qui ont poussé Marine Le Pen a décrire comme "honorifique" le statut de chef des armées du président Emmanuel Macron, déclenchant l'ire du camp présidentiel.

"Chef des armées, pour le Président, c'est un titre honorifique puisque c'est le Premier ministre qui tient les cordons de la bourse", a-t-elle déclaré dans une interview accordée mercredi au quotidien breton Le Télégramme.

"Jordan (Bardella) n'a pas l'intention de lui chercher querelle, mais il a posé des lignes rouges. Sur l'Ukraine, le Président ne pourra pas envoyer de troupes", a-t-elle ajouté, faisant référence aux propos d'Emmanuel Macron sur l'envoi possible de troupes françaises en Ukraine.

Selon Marie-Anne Cohendet, professeur de droit constitutionnel à l'université de Paris-I Pantheon-Sorbonne, les dirigeants du RN semblent vouloir s'orienter vers une cohabitation agressive.

"Avec la tonalité donnée, on peut craindre qu'ils aillent au conflit. L'un et l'autre veulent pousser monsieur Macron à la démission," décrypte-t-elle pour Reuters.

"Ils veulent le pousser à la faute", dit-elle.

Gérard Petitpré estime que Marine Le Pen était dans son bon droit d'interpréter la Constitution comme elle l'a fait, mais que cela pourrait, à terme, se retourner contre elle.

"Elle s'est tiré une balle dans le pied en signalant une cohabitation dure. Le président dispose d'un pouvoir de résistance fort et sait maintenant qu'il devra en faire usage", a-t-il dit.

Gérard Petitpré cite en exemple la première cohabitation (1986-1988), qui avait vu le président socialiste François Mitterrand nommer Jacques Chirac au poste de Premier ministre après la victoire de la droite aux élections législatives.

Le président, qui selon la constitution, nomme les ministres sur proposition du Premier ministre, avait refusé de nommer Jean Lecanuet et François Léotard comme ministres des Affaires étrangères et de la Défense, contraignant Jacques Chirac à présenter de nouveaux candidats.

ÉTRANGE DUEL

Les cohabitations passées ont donné lieu à de nombreuses scènes cocasses lors des réunions internationales.

En 1986, Jacques Chirac avait insisté pour participer, aux côtés de François Mitterrand, au sommet du G7 organisé à Tokyo. Le président, qui avait dû accepter sa présence, était toutefois arrivé, en Concorde, un jour avant, et parvenu à être le seul à s'exprimer lors de la conférence de presse finale.

La deuxième cohabitation - entre 1993 et 1995 - fut qualifiée de cohabitation de "velours". Pendant cette période, la France a eu à gérer la crise bosniaque et président et Premier ministre s'étaient entendu pour intervenir au Rwanda.

Malgré quelques anicroches sur le Proche-Orient, la troisième période de cohabitation s'était relativement bien passée en matière de politique étrangère, Lionel Jospin parlant même de "fusion intellectuelle" avec Jacques Chirac lors du sommet européen de Nice.

"Les spécialistes aiment citer le fait que la cohabitation est un étrange duel dans lequel le premier des deux qui tire est mort", explique Marie-Anne Cohendet.

"S'ils se tirent dans les pattes, le peuple va détester celui qui est hostile", selon elle, expliquant que le président devra faire preuve de beaucoup de "patience" et de "finesse" s'il se retrouve en cohabitation, qui a d'ailleurs toujours provoqué une hausse de popularité du président.

Les cohabitations passées ont toutefois eu lieu entre des dirigeants de partis traditionnels qui étaient largement d'accord sur les grandes questions de politique étrangère et sur l'importance des alliances de la France.

Le RN, qui n'a jamais gouverné, n'a jamais caché son dédain vis à vis des institutions européennes, et a affiché des positions anti-Otan. Autant de sujets de conflits avec un président europhile et pro-atlantique.

"Si cohabitation Emmanuel Macron/RN il y avait, elle n'aurait rien à voir avec les précédentes - encore moins la dernière - et serait très dure", a estimé sous le sceau de l'anonymat un ancien ministre ayant vécu une cohabitation de l'intérieur.

(Version française Camille Raynaud, édité par Claude Chendjou)