Livres : Rosa Montero danse avec les fous

L’écrivaine espagnole Rosa Montero démêle avec passion les fils qui relient la névrose et la création.
L’écrivaine espagnole Rosa Montero.
L’écrivaine espagnole Rosa Montero. (Crédits : © Lisbeth Salas)

À la fin du livre, elle le dit : « Je veux mourir en dansant, tout comme j'écris. » Et à cet instant, les éclats clairvoyants dont elle a truffé son texte et qui jusque-là nous gratifiaient de leur scintillement au creux d'une incise, dans le tombé d'un verbe bien senti, s'alignent soudain dans le ciel de la littérature : en effet, Rosa Montero écrit comme on danse, c'est exactement cela, et c'est très spécial, profond et ébouriffant, vital, même si la mort est au bout du chemin, surtout parce que la mort est au bout du chemin. « Écrire, c'est danser », proclame donc, à 72 ans, la célèbre chroniqueuse d'El País.

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Là où une Amélie Nothomb, parce qu'elle écrit pour « voler », ne touche plus terre depuis longtemps, Rosa Montero garde toujours un orteil en contact avec le sol. Elle n'épure ni n'effile ; au contraire elle leste, elle ancre, elle sous-titre. Elle vous parle d'elle et de vous - toujours elle apostrophe son lecteur, qu'elle tutoie à l'espagnole - et des autres aussi, ces écrivains qui sont ses frères et sœurs en folie et dont elle conte les fêlures comme personne.

Tel est l'objet de ce livre : la dissection des liens entre la folie et la créativité. Ce qui conduit Rosa Montero à faire « une sorte d'autopsie inversée » de la créativité. « Au lieu de partir d'un tout et de l'analyser, je me sens comme la fillette qui a entièrement démonté l'horloge de sa grand-mère et qui maintenant, assise par terre et entourée de pièces, les prend une par une, les montre et essaie de les comprendre. » Ce qu'elle veut comprendre, ce qu'elle dit avoir « passé toute [s]a vie à essayer de comprendre », c'est « pourquoi nous écrivons, nous qui écrivons ».

L'écrivain véritable - pas ces « écrivains professionnels qui font des romans comme on fabrique des chaussures » - est-il celui qui dit ce que disait Rilke : « J'ai fait une chose contre la peur. Je suis resté assis toute la nuit et j'ai écrit » ? Faut-il tenir l'écriture pour ce miracle permettant « à celui qui est prisonnier de lui-même (de sa tête défectueuse, de sa névrose, d'un monde irréel) de se construire une existence suffisamment valide » - selon les mots de Rosa Montero ? Tous les experts - neurologues, psychiatres, psychologues, etc. - dont elle a compulsé les écrits affirment que la créativité ne naît pas de la folie, « mais que ces deux conditions présentent des points de contact, des coïncidences ».

Son récit s'élance précisément d'un point de contact à une coïncidence ; un à un, elle les débusque dans sa vie et dans celle des grands écrivains maudits ; puis, telle une fée de l'empathie, elle les relie d'un coup de baguette. Il faut voir la passion avec laquelle elle réhabilite Sylvia Plath ou sonde l'âme ténébreuse de la bouleversante Emily Dickinson. Elle a d'ailleurs trouvé le titre de son livre dans un poème où sa chère Emily Dickinson s'enchante d'avoir découvert, grâce à la poésie, la transformation de l'obscurité en beauté :

« Ce fut une Divine Folie Si le Danger de ne Pas être folle Je courais encore C'est un antidote de revenir - Vers ces Tomes de Solide Sorcellerie. »

L'allitération cristallise-t-elle la vérité ou la fait-elle éclore en la transperçant ? En tout cas, la merveille est là : la littérature est une « solide sorcellerie », oui oui oui ! Rosa Montero pourrait s'exclamer de la sorte. Sa générosité, qui enveloppe les écrivains d'une sororité admirative, est contagieuse - et c'est ça qui est si bon dans ce texte. D'être contaminée par l'admiration et la folie.

Au début, on se perd un peu dans la « débauche de citations » - ce sont ses propres termes -, le dédale des références, des théories, des digressions, mais in fine elle aura, la malicieuse, réussi à entremêler deux chemins qui s'éclaireront l'un l'autre. « Comprends-moi : ceci est une enquête policière. J'essaie de suivre toutes les pistes capables de me conduire à la compréhension de mon cerveau, ou plutôt de notre cerveau, celui de ces 15 % de personnes plus créatives. Je suis comme une Sherlock Holmes existentielle en quête des ingrédients de cette tempête parfaite qui culmine dans l'œuvre. »

Primo, la piste de la psychologie : pour que l'œuvre naisse, il faut un traumatisme infantile, une dissociation entre l'enfant blessé et celui qui prend soin, mais il faut en outre que, préalablement à l'abandon de la figure de cet adulte qui s'avère peu fiable, c'est-à-dire préalablement au trauma, l'enfant se soit senti aimé. « Quelle belle précision, et comme elle carillonne à l'intérieur de moi. Oui, je me suis sentie très aimée », réagit, sentimentale, notre vulgarisatrice de compétition. Qui a cessé d'avoir des crises de panique après avoir publié son premier livre.

Secundo, la piste neuroscientifique : ainsi a-t-elle, notamment, trouvé la cause de son « immense étourderie ». Le manque de mémoire s'explique par les concentrations excessives de cortisol, la principale hormone du stress, qui détruisent les connexions synaptiques entre les neurones de l'hippocampe, la zone du cerveau la plus importante pour la mémoire. Jaillit alors le commentaire, sautillant : « Eurêka ! Maintenant je comprends tout, car mon niveau moyen de stress oscille habituellement entre beaucoup et trop. » La force de Rosa Montero, c'est de se donner, sans façon et néanmoins avec une extrême délicatesse, le droit de s'identifier à ses personnages - ici les plus grands écrivains -, de se couler en eux, et de nous inviter à en faire autant.

Tertio, l'incendie d'hypersensibilité : ce « tourbillon de l'imagination » qui survient à la lecture d'une nouvelle terrifiante dans le journal et qui vous fait vivre chimiquement la scène. « J'ai senti l'odeur de chair grillée des victimes de Daech qui avaient été brûlées au lance-flammes dans une cage. J'ai entendu se briser les os des enfants qui sont battus à mort par leurs parents. »

Quarto, le déclenchement de la création : comment parfois « il te vient quelque chose qui, tout à coup, tu ne sais même pas pourquoi, te fascine. T'enchante, te trouble, t'éblouit, te captive. L'émotion que tu ressens est si grande qu'elle ne te tient pas dans la poitrine, elle te déborde de la tête, si bien que tu te dis : ça, je dois le raconter, je dois le partager. »

Au terme de cette enquête, on retiendra que les écrivains sont « des junkies de l'intensité obligés de recourir à un shoot de transcendance » pour supporter « cette vie quotidienne si dénuée d'éclat et d'authenticité ». Et de citer Christian Bobin : « Finalement je n'aime pas la sagesse. Elle imite trop la mort. Je préfère la folie - pas celle que l'on subit, mais celle avec laquelle on danse. »

Qu'est-ce qu'on danse, dans ce livre. En attendant de « mourir en dansant », Rosa Montero danse avec les fous. Elle les exhorte à résister à la tentation de mettre fin à leurs jours - entêtée qu'elle est par l'étude suédoise ayant établi que le risque de suicide des écrivains est deux fois plus élevé que pour le reste de la population. Elle aimerait montrer « à quel point la création est douce ». On sait que ce n'est pas vrai. Mais la danse est tellement entraînante qu'on a envie de la suivre.

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Commentaire 1
à écrit le 22/10/2023 à 11:39
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Souffrance et créativité sont indissociables et c'est bien ce qui rend les artistes peu fréquentables, nous avons un besoin vital de leurs créations mais nous n'avons pas besoin d'en faire des amis qui seraient forcément décevants en tant qu'humains....

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