Sabrina Ouazani : sa voix est libre

Forte en gueule, hypersensible et bien dans ses racines, l’actrice se fraie depuis vingt ans un chemin atypique dans le cinéma.
Le 29 avril, dans l’hôtel parisien Les Jardins du Faubourg.
Le 29 avril, dans l’hôtel parisien Les Jardins du Faubourg. (Crédits : © LTD / Cyrille George Jerusalmi pour La Tribune Dimanche)

La scène se déroule il y a quelques mois, au cœur de l'hiver parisien. Invitée à un anniversaire, Sabrina Ouazani s'y rend le cœur léger et la fierté en bandoulière. Et pour cause : elle vient tout juste d'attaquer au Théâtre de la Ville les représentations du Songe d'une nuit d'été. Une consécration pour celle qui rêvait depuis l'aube de sa carrière de déclamer du Shakespeare sur les planches. « Lors de cette soirée, elle croise une comédienne très connue qui lui demande ce qu'elle fait en ce moment, raconte Sana, sa meilleure amie d'enfance.

Elle lui explique qu'elle a été choisie pour interpréter Hermia dans cette pièce. L'autre lui a alors répondu : "Ah bon ? Toi ?", l'air tout étonné qu'une Maghrébine de banlieue puisse décrocher ce type de rôle. » Si Sabrina Ouazani fait aujourd'hui fi de ces réactions, s'en amusant même, elle reconnaît en avoir beaucoup souffert à ses débuts. « Lorsque L'Esquive est sorti, en 2004, j'étais l'une des seules actrices arabes avec Rachida Brakni, rembobine-t-elle. Au début, j'ai galéré car on me proposait uniquement des personnages qui me ramenaient à la banlieue. »

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Vingt ans après le film d'Abdellatif Kechiche - tourné à l'âge de 14 ans Sabrina Ouazani s'est libérée de ce carcan. Et peut désormais choisir des rôles qui la font « kiffer », sans lien avec ses origines. Comme cette ex-agente des forces spéciales prête à tout pour venger la mort de son mari qu'elle interprète dans Kali, un film d'action survitaminé qui sortira sur la plateforme Prime Video le 31 mai. Qu'importe si sa filmographie peut dérouter tant les grands écarts sont vertigineux. « Ça m'amuse de passer de La Graine et le Mulet ou Des hommes et des dieux à Taxi et Pattaya. Le cinéma me permet de vivre mille existences. »

« Je reste très attachée à La Courneuve »

Sa « vraie » vie, en revanche, c'est à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, qu'elle se l'est façonnée. Au cœur de la cité des 4000, où elle a grandi. « Il y a quatre ans, j'ai dû déménager à Paris dans le 18 e arrondissement pour me rapprocher de mes activités professionnelles. Mais je reste très attachée à La Courneuve, c'est physique. J'y vais au moins une fois par semaine. » Tous ses collègues et amis interrogés nous décrivent une jeune femme en symbiose avec ses parents. Un père et une mère originaires du même village d'Algérie - Sidi Bel Abbès - qui ont élevé leurs trois enfants avec beaucoup d'amour mais peu de moyens. « On ne partait jamais en vacances, se souvient-elle. Les seules fois où je voyais la mer, c'était quand le bus de la CAF nous emmenait passer la journée à Deauville. Mes parents se débrouillaient pour nous inscrire aux activités de la ville, qui ne coûtaient quasiment rien, comme le canoë-kayak au parc de la Courneuve. »

Jusqu'à ce jour où sa mère tombe par hasard à l'arrêt du tramway sur une annonce de casting pour le film L'Esquive. « Elle s'est dit que ça allait nous occuper, avec mon frère Djamel, et nous a inscrits. Un peu comme si elle nous emmenait au parc Astérix, sauf que là, c'était gratuit. Elle n'a pas imaginé une seule seconde qu'on serait engagés tous les deux. » Si son frangin choisira ensuite une autre voie - celle de nageur professionnel -, pour Sabrina, la machine est lancée. Comblant de fierté sa maman - son « héroïne », comme elle l'appelle tendrement - mais aussi son papa, plus taiseux. « Un jour, je suis allée le voir dans l'atelier où il travaillait comme électromécanicien. Il avait placardé mon CV sur un mur, histoire de dire aux collègues : "Regardez ce que fait ma fille !" C'était maladroit mais tellement touchant ! [Rires.] »

Un désir de maternité « mais pas à n'importe quel prix »

En 2009, son destin bascule lorsqu'elle perd son fiancé Yasmine Belmadi dans un accident de scooter. Un comédien époustouflant promis à un avenir radieux. « Le 18 juillet prochain, ça fera quinze ans, glisse-t-elle la voix soudainement éteinte, en jetant un regard furtif vers le "Y" tatoué sur son poignet. J'y pense tous les jours. C'était quelqu'un de si libre, un acteur doté d'un instinct hors norme. Un "animal" sur les tournages. Le film Adieu Gary dans lequel on jouait tous les deux devait sortir quatre jours après. La police m'a appelée en premier, car on venait de déposer à la mairie des papiers pour se marier trois mois plus tard. J'ai dû prévenir sa famille. Tout s'est effondré ce jour-là. Sans lui, je vivrai toujours avec un petit goût amer et de "moins bien". » Faeza, la sœur cadette de Yasmine, nous confie que « Sabrina s'en est remise à Dieu » pour se relever de cette épreuve. « Comment expliquer une telle tragédie autrement que par sa volonté ?

De mon côté, il m'a enlevé un frère mais il m'a donné une sœur. Car sa disparition nous a unies à jamais avec Sabrina. » Sa pratique de l'islam, Sabrina Ouazani l'évoque très librement lorsque nous abordons le sujet - « Je ne mange pas de porc, ne bois pas d'alcool et fais le ramadan » -, non sans insister sur le profond malaise que ressentent aujourd'hui de nombreux musulmans en France. « La montée en puissance de l'islamophobie m'affecte beaucoup, avoue-t-elle. C'est dur à vivre, la société est de plus en plus crispée. Certains médias cherchent à nous séparer des autres Français et nourrissent les amalgames. Avec le conflit israélo-palestinien, c'est devenu irrespirable. On est sommé d'être dans un clan ou dans un autre. On peut pourtant pleurer les actes antisémites tout en condamnant ceux du gouvernement d'extrême droite israélien. »

Gamine, j'allais faire mes devoirs chez les bonnes sœurs, avec la mosquée à gauche et la synagogue à droite

Et de se remémorer avec une douce nostalgie ce vivre-ensemble qu'elle a connu gamine dans sa cité. « Les communautés dialoguaient. On s'échangeait des plats pendant les fêtes, que ce soit Noël, l'Aïd ou Pessah. Le soir, j'allais faire mes devoirs chez des bonnes sœurs dans un immeuble, avec la mosquée à gauche et la synagogue à droite. Aujourd'hui, il n'y a presque plus de lien. » Une situation qui la désole, elle qui est « en permanence tournée vers les autres », souligne Sabine, sa maquilleuse devenue au fil des années une amie proche. « C'est une hypersensible. Elle a énormément d'empathie et vit à mille pour cent les sentiments de ses interlocuteurs. » Les siens également. Notamment amoureux. Avec une contrainte supplémentaire : supporter la médiatisation, comme ce fut le cas lorsqu'elle était en couple avec le comédien Franck Gastambide, rencontré sur le tournage de Pattaya.

« C'était compliqué à vivre car tout le monde se permettait de donner son avis, lâche-t-elle. La rupture a été douloureuse. Mais ce qui m'a aidée, c'est que plus d'un an s'est écoulé entre le moment où on s'est séparés et celui où ça s'est su publiquement. Maintenant, j'aimerais avancer et je n'ai pas envie qu'on me ramène en permanence à lui. » Aujourd'hui célibataire, Sabrina Ouazani ne fait pas mystère de son désir de maternité. « Mais pas à n'importe quel prix, pas avec le premier venu », martèle-t-elle, confiant au passage avoir envisagé de congeler ses ovocytes, avant de finalement renoncer. « En France, il y a plus de deux ans d'attente. J'ai 35 ans, et avec ce délai, j'aurai dépassé l'âge légal quand ça sera mon tour. Cette situation est difficile à vivre car beaucoup de personnes considèrent que tu n'es pas une femme accomplie si tu n'as pas fondé une famille à 30 ans. Cette pression de la société est très violente. » Avant de convoquer à nouveau Dieu : « Lui seul sait ce qu'il a prévu pour moi. »

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