Nos critiques littéraires de la semaine

« Jours de sang », de Sue Rainsford, « Écrits érotiques de femmes – Une nouvelle histoire du désir, de Marie de France à Virginie Despentes », de Camille Koskas et Romain Enriquez, « Cézembre », d'Hélène Gestern : découvrez nos critiques littéraires de la semaine.
Sue Rainsford
Sue Rainsford (Crédits : © LTD / Philippe Matsas/Leextra via opale.photo)

La vie en rouge

Sue Rainsford nous envoie dans un futur énigmatique dont il nous faut trouver les clés.

Il est des romans qui n'exigent de nous pas plus qu'un feuilleton télé, qui nous emmènent d'un point A à un point B en nourrissant nos cerveaux d'informations prédigérées afin que nous comprenions tout bien, grands enfants que nous sommes ! Et puis, à l'autre bout du spectre éditorial, il en existe d'autres qui demandent une attention soutenue, une acceptation du mystère, un patient travail de reconstitution mentale... Les livres de l'Irlandaise Sue Rainsford sont d'excellents ambassadeurs de cette catégorie.

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Dévotions insensées

Dans Jours de sang, son deuxième roman, nous assistons à la vie d'Anna et d'Adam, jeunes jumeaux confinés dans une solitude inexpliquée et se livrant à des dévotions insensées en attendant une Tempête majuscule qui tarde à venir - rien qu'à l'écrire, on a l'impression de voir Beckett, le père d'En attendant Godot, serrer la main de Ballard, l'inventeur de mille futurs bizarres. D'ailleurs, pourquoi les jumeaux enduisent-ils tout de sel? Quel est ce « rouge » qui les effraie au point de pousser Anna, au début du roman, à abattre un petit garçon et une petite fille à coups de fusil ? Des réponses finissent par apparaître, juste assez pour nous donner envie de continuer. Elles nous parlent du rouge comme d'une maladie mortelle qui ouvre des béances vermeilles dans les corps et entraîne les contaminés dans d'étranges torpeurs qui les poussent à se gratter avec délice, parfois jusqu'à ronronner !

Elles laissent entrevoir une terre qui peut-être cherche à se guérir des humains. Elles nous montrent une petite communauté scientifique en première ligne, puis exilée. Une science ou un culte forgés dans l'apocalypse qui implique le sacrifice des nouveau-nés. Et un mentor, Koan, qui est peut-être le maître de cet univers. Le texte alterne entre les récits d'Anna, d'Adam, et des extraits du journal de Koan, puis les pensées de Matthew, ex-membre de la communauté de retour pour des raisons à ne pas mentionner. Mais le vrai héros de ce livre, c'est son atmosphère, sa façon de croiser de récentes terreurs covidiennes - obsession pour la distanciation et l'asepsie - et une peur de l'apocalypse qui n'a pas d'âge pour produire un outre-monde d'une fascinante étrangeté. (Alexis Brocas)

Nos critiques littéraires de la semaine

Jours de sang, Sue Rainsford, traduit de l'anglais (Irlande) par Francis Guèvremont, Aux Forges de Vulcain, 368 pages, 21 euros. (Crédits : © LTD / Aux Forges de Vulcain)

Écrire, c'est jouir

Cette anthologie rend un hommage mérité, et émoustillant, aux écrits érotiques de femmes.

Et si l'érotisme lesbien était le plus envoûtant? À la lecture de ce merveilleux pavé, on
se dit que les chapitres consacrés aux désirs saphiques recèlent une émotion suprême. Il faut déguster ces phrases du journal de Mireille Havet, en 1918: « Elle ne sait pas encore combien ma volupté est proche de l'angoisse, combien mon corps craint et aime
l'amour, sans cela elle m'aurait prise et possédée pour de longues heures, et
j'aurais sangloté entre ses bras fermés. »
Mireille Havet est aussi peu connue du grand public que Violette Leduc ou Natalie Clifford Barney - laquelle écrit à sa Lilly adorée: « Ta beauté me change en bête fauve et en apôtre. Je suis divisée entre un désir de mordre et de me prosterner! » La liberté de ces autrices nous  touche; leurs mots nus également: « Je suis par toi montée à cru » célèbre ainsi Monique Wittig.

Contre la censure

Les 1400 pages de cette nouvelle Histoire du désir de Romain Enriquez et Camille Koskas montrent que toujours les femmes (200 dans ce volume) ont écrit sur le sexe et l'érotisme, longtemps en les liant à l'amour ou à la passion, puis de moins en moins. Longtemps aussi, elles ont dû se cacher derrière des pseudonymes, batailler contre la censure et s'émanciper des visions et fantasmes masculins. Y a-t-il un érotisme propre au beau sexe? Oui, par les conditions même de son écriture. Est-ce féministe d'écrire sur les fièvres et les positions, les préliminaires et le séminal?

Pas forcément, même si, notamment parmi les plus récents, se trouvent des textes militants. Le livre dévoile l'imagination, le talent de ces écrivaines qui repoussent les limites: ainsi Rachilde qui, avec son Monsieur Vénus, fit scandale en 1884. Elle raconte comment la noble Raoule de Vénérande trompe son ennui avec un jeune fleuriste, qu'elle paie en échange de ses faveurs, le déguisant en femme et faisant de lui son objet sexuel. Une double transgression, comme on en trouve tant parmi ces 700 textes sulfureux, amoureux, parfois cliniques ou quasi mystiques qui font rougir, sourire, blêmir ou jouir. (Aurélie Marcireau)

Nos critiques littéraires de la semaine

Écrits érotiques de femmes - Une nouvelle histoire du désir, de Marie de France à Virginie Despentes Romain Enriquez et Camille Koskas, Bouquins, 1408 pages, 34 euros. (Crédits : © LTD / Bouquins)

Secrets des Kérambrun

Voici la saga d'une famille malouine, pleine de houle et d'embruns.

Quand, dès les premières pages, on est renvoyé vers deux arbres généalogiques tracés à la main, on est conquis. Un roman-fleuve qui présente graphiquement les ramifications complexes d'une famille, c'est la promesse d'une évasion dans les méandres d'une grande fresque où s'entremêlent voix du passé et du présent. Et on peut faire confiance à Hélène Gestern pour éviter la mièvrerie et les facilités de ce genre de livres divertissants.

Haute précision

Yann de Kérambrun, historien à la Sorbonne, en pleins divorce et errance professionnelle, quitte Paris pour emménager dans la demeure familiale à Saint-Malo. Il vient d'en hériter à la mort de son père, géant de l'industrie nautique, à qui il ne parlait plus. Depuis ses fenêtres, il voit Cézembre, micro-île qui fut tour à tour le siège d'un monastère, celui d'une colonie pénitentiaire, puis une base allemande durant la Seconde Guerre mondiale pour bloquer l'accès à la baie et qui fut noyée sous un  déluge de bombes et de napalm en 1944. Hélène Gestern s'appuie une nouvelle fois sur un document du passé pour éveiller la quête d'identité de son héros. Ici, pas de partition inédite de Scarlatti comme dans 555, prix RTL-Lire en 2022, mais des « livres de raison », ces carnets où l'on consignait les dépenses et qui se font journaux intimes.

Yann découvre ceux de son arrière-grand-père, armateur, pionnier en 1903 des navettes transmanche. Le « goût de l'archive » l'emporte sur son rejet familial  l'obliger à affronter son histoire car, rappelle-t-il, « le passé nous suit, il nous modèle, nous torture ou nous exhausse; mais jamais on ne peut en faire abstraction ». Hélène Gestern excelle dans l'art de la description avec une langue sublime et un vocabulaire de haute précision. La beauté de la côte bretonne est célébrée page après page. Avec le cri des mouettes et la rumeur de la marée en basse continue, la romancière explore les non-dits familiaux, les contours de l'amour paternel, les existences intercalées entre la mer et l'horizon, la grande Histoire qui percute les êtres, les sentiments renaissants et compose « la » grande saga de l'été à lire face à la mer. (Anne-Laure Walter)

Nos critiques littéraires de la semaine

Cézembre, Hélène Gestern, Grasset, 560pages, 24 euros. (Crédits : © Grasset)

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