Les leçons de danse de Zadie Smith

Gallimard publie un recueil d’articles de cette surdouée des lettres britanniques qui n’a qu’un dieu : la liberté.
Zadie Smith
Zadie Smith (Crédits : © FRANCESCA AMNTOVANI/ÉDITIONS GALLIMARD)

Est-ce parce que Zadie Smith est une grande écrivaine que ses « évidences presque toujours intimes » se dégustent cul sec comme un granité vodka pomme verte - on n'en a jamais bu mais on aimerait, on se figure un concentré d'acidulé fort en bouche et en cœur ? Ou est-ce parce que ses « évidences presque toujours intimes » transcendent et les évidences et l'intimité que Zadie Smith est une grande écrivaine ? On s'est évidemment précipitée sur ce recueil de chroniques et de discours écrits entre la fin des années 2000 et 2017 : des articles parus dans la New York Review of Books, le New York Times, le New Yorker ou le Guardian sur la nostalgie des bibliothèques, la vérité des salles de bains, l'inexactitude d'un biopic sur la vie de Mark Zuckerberg, les mérites de la compassion, son tropisme « tellement 1.0 », etc. Une fois arrivée à « Quelques leçons de danse pour gens qui écrivent » - titre du huitième chapitre -, il nous a fallu nous rendre à l'évidence, d'ailleurs est-elle intime, celle-là ? : depuis que Patrick Modiano a couché dans un roman la danseuse l'ayant par sa discipline ouvert à celle de la littérature, la danse nous poursuit, dans les pages Livres de La Tribune Dimanche.

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Canal zadie-smithien

« Je sens que la danse a quelque chose à me dire sur ce que je fais », écrit ici Zadie Smith. Elle tient pour l'un des conseils les plus éclairants en matière d'écriture celui donné aux danseuses et danseurs par Martha Graham : « Il y a une vitalité, une pulsion de vie, une énergie, une accélération qui se transforme en action à travers vous, et parce qu'il n'y aura jamais qu'un seul être comme vous, cette expression est unique. Si vous la bloquez, elle n'existera d'aucune autre façon, elle sera perdue. Elle ne viendra jamais au monde. Ce n'est pas à vous de décider de sa qualité, de sa valeur, ni de la comparer à d'autres expressions. Mais c'est à vous de faire en sorte qu'elle reste vôtre, claire et directe, de garder ce canal ouvert. » Preuve que l'on peut n'avoir comme Zadie Smith jamais rencontré Dieu et être habitée par la mystique de l'écriture. La métaphore du « canal » coule d'un article à l'autre. Le canal zadie-smithien est un « canal de sens ». Celui, écrit-elle, « qui peut s'ouvrir - à condition d'être attentifs - entre un tableau décontextualisé et notre propre sensibilité ». Plus loin : « Je déchiffre par le biais d'un canal que j'ai moi-même créé. » N'est-ce pas la définition de l'artiste ?

Zadie Smith est une esthète du ressenti. Car elle esthétise chacun de ses ressentis, chacune de ses expériences affectives - devant un film, un être, une œuvre d'art, un livre. Elle se met dans la peau de ceux qu'elle croise, fût-ce sur une peinture. Elle se demande ce que ça fait d'être Justin Bieber, le rappeur Jay-Z ou Billie Holiday, et au bout de trois phrases, alors que l'instant d'avant vous n'en aviez rien à faire, vous vous le demandez aussi. Avec limpidité son écriture crée des cercles élastiques autour de la sensation : elle part de ce qu'elle voit pour le ramener à elle, et tout de suite le « elle » devient « nous », « vous », « eux », et pas seulement parce qu'elle apostrophe son lecteur.

Ecriture inclusive réussie

A contrario des féministes sectaires, elle a la clairvoyance de pratiquer une écriture inclusive réussie, une écriture inclusive au sens propre : une écriture qui, alors qu'elle ne parle que d'elle, n'exclut personne. Pas d'affreux points médians, uniquement des pointes sèches. Le « je » de Zadie Smith vous attache à elle et à vous-même. Son « je », c'est vous, même si vous n'êtes pas métisse, que vous n'avez pas les cheveux afro et la peau « marron », comme elle dit tout le temps. Sa « blackness » - le mot est resté en anglais dans le texte - ne la lâche pas d'une semelle. Toujours elle fouille l'identité noire, la conscience noire, les renversements raciaux. Mais elle parvient à ne pas perdre les Blancs en chemin. Elle a beau n'avoir pas un mot contre le mouvement Black Lives Matter ou le concept d'appropriation culturelle, elle a le wokisme intelligent. Elle se moque de certaines indignations vertueuses, y compris quand elle dit les avoir partagées, étudiante, à l'instar de la guerre du Daily Mail contre le film Crash !

Ses « évidences presque toujours intimes » se dégustent cul sec comme un granité vodka pomme verte

Zadie Smith

Affranchie des haines et des communautarismes, elle tient la barre : « Si certains hommes blancs sont plus nostalgiques à l'égard de l'histoire que quiconque à l'heure actuelle, ce n'est pas étonnant : leurs droits et privilèges remontent à loin. Pour une femme noire, la période de temps historique vivable est beaucoup plus courte. Je ne dis pas cela pour revendiquer le piédestal de la victime idéale ou de l'innocence au regard de l'histoire. Je sais très bien que mes ancêtres d'Afrique occidentale ont vendu et réduit en esclavage leurs cousines et cousins, ainsi que les membres des tribus voisines. Je ne crois pas que quiconque, personnalité politique ou individu, puisse être purement innocent et d'une rectitude absolue. »

Un « fouillis » qu'elle démêle avec une grâce d'écrivaine-danseuse

L'« humaniste sentimentale » qu'elle est - selon le diagnostic de l'une de ses amies - échappe aux chaussetrapes idéologiques pour faire entendre, à chaque ligne, et entre les lignes aussi, la musique de la vie, du vitalisme et du vivre-ensemble. « Qu'ils le veuillent ou non, les Américaines et Américains constituent un seul peuple. (Et le binaire noir et blanc n'est qu'une partie de la couleur de peau infiniment plus variée de cette nation.) La lobotomie, c'est une cassure nette ; la vraie vie est bien plus fouillis. » Et c'est ce « fouillis » qu'elle démêle avec une grâce d'écrivaine-danseuse ! Pas n'importe quelle danseuse, s'il vous plaît.

Elle « prend comme une leçon » la différence qu'elle décèle entre Harold et Fayard Nicholas, ces deux frères entrés dans la légende des danseurs de claquettes : « Fayard m'a l'air plus concerné par la responsabilité de ce qu'il représente en dansant : il ressemble à son rôle, il incarne le rôle, il est parfaitement adapté. Il est formel, contenu, techniquement inattaquable : il fait honneur à ses origines. Harold, lui, cède à la joie. Ses cheveux le trahissent : lorsqu'il danse, ils se libèrent de la brillantine, et ses irrépressibles boucles afro réapparaissent sans qu'il cherche à les dompter. »

Et de vous exhorter : « Entre la bienséance et la joie, optez pour la joie. » Quelques pages auparavant, elle comparait Prince et Michael Jackson. « On dansera jusqu'à la fin des temps comme Michael Jackson. Mais Prince, le précieux, l'illusoire Prince, son nom sombrera dans le puits de l'oubli. De Prince, une écrivaine pourrait tirer la leçon que l'illusion peut avoir une beauté plus profonde que la lisibilité. » On aura compris qu'elle a choisi Prince, Michael Jackson lui inspirant ce commentaire définitif : « Quand on est un monument, on n'a aucune liberté. » Ne prouve-t-elle pas, elle, exactement l'inverse : que la liberté peut triompher, même d'un « monument » ? De cette liberté elle nous fait le cadeau.

FEEL FREE - ESSAIS À VOCATION LIBRE Zadie Smith, traduit de l'anglais (Royaume- Uni) par Laetitia Devaux, Gallimard, 400 pages, 25 euros.

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