Au bord de l'abjection diététique, elle est devenue la coqueluche des tablées amicales, s'appuyant à la fois sur le côté populaire (lumpen) non sans un certain snobisme des beaux quartiers...

1 Il en va ainsi des modes. Démarrant comme une contagion sanitaire, une crise d'impétigo, ne s'arrêtant plus, gagnant des campings aux demeures bourgeoises en dévastant tout sur son passage : La Distinction de Pierre Bourdieu (1979), les oukases diététiques, le mois de janvier sans alcool, les blagounettes débiles... Voilà qui alimente ce que l'on pensait avoir disparu des tables : le plaisir de s'y retrouver, de partager le même plat, de rire ensemble. On est au bord de chanter de vieux airs et de faire la chenille. C'est vous dire, rien n'y résiste.

2 Cependant faut-il bien préparer la kermesse. Une raclette ne se fait pas les mains dans les poches. Si vous montez au front, autant y aller comme un professionnel de la soudure, un élément du grand banditisme : il s'agit clairement d'un hold-up alimentaire.

3 Pour une fois, direction l'armurier, à savoir le marchand de fromage. Vous allez faire connaissance. Il vous évitera de passer à la case déshonneur, vous permettra (enfin) de briller à bon compte et d'en faire une soirée mémorable. Attention, la raclette, c'est du genre addictif. Vous êtes en train, mine de rien, de passer à un stade fatal.

4 Pour les fromages, ne mégotez pas, tapez dans le dur. Chez Twiggy et Michel Sanders, au marché Saint-Germain, à Paris, il y a tout un rayon réservé à ce sport d'élite. Pas moins de sept fromages variant entre fenouil sauvage, champagne, cumin, absinthe, épices, ail des ours...

5 Chacun y va de son cocktail (genre un tiers de fromages nature, deux tiers d'aromatisés) avec souvent une touche supplémentaire de morbier, histoire de donner dans la « signature ». Cela se joue à L'IGP de Savoie, aux fromages du Valais. On peut donner également dans l'AOP à pâte dure, comme le comté, le beaufort ou l'emmental français. Maroilles, munster pour les amateurs de sensations fortes ; cancoillotte pour les tailles mannequin... Tout est permis au stand de tir.

6 Snob, vraiment ? Alors, allez-y franco et misez sur la truffe noire. Il y a un public pour cela et des tarifs également (grosso modo, c'est trois fois plus cher). Il se peut même - par mimétisme de la machine à raclette - que vous penchiez la tête en oblique avec un sourire flatteur.

7 Prévoyez 200 grammes de fromage par personne car, à côté, les charcuteries donnent à fond (viande des Grisons, lard de Colonnata, saucisse de Morteau), sans oublier les pickles, oignons, cornichons ; des légumes bien entendu pour les vertueux en début de naufrage et des fruits. Pendant qu'on y est et que le mur arrive vitesse grand V, l'intelligence artificielle (Bard) suggère même... des fraises. À la bonne heure. Ananas ? Pas de problème.

8 Que boire avec ? Histoire d'oublier le carnage annoncé, on n'arrose pas une raclette, on la noie. Vins de pays ; cubitainer pour les plus désespérés, Savoie pour ceux qui pensent à notre pays ; vins suisses pour les esthètes et leurs exils tant appréciés.

9 Rappelons tout de même que la raclette est un plat de fainéant : il suffit de brancher l'appareil. Deux versions sévissent sur le marché : le traditionnel mettant à l'oblique la demi-meule de fromage ; ou, plus cossard, l'appareil à poêlons individuels fractionnant tout de même le plaisir de racler ensemble. Pire, le micro-ondes, qui ne mérite que votre mépris. Mais certains choisissent une solution plus radicale : aller au restaurant, même les palaces le font (le Park Hyatt, à Paris).

10 Logiquement, c'est inoubliable. Au petit matin, vous le constaterez.