Le Festival de Cannes au bord de la crise de nerfs

Nourrie par la sphère complotiste, la rumeur de la révélation d’une liste d’agresseurs sexuels parmi les têtes d’affiche du cinéma français obnubile la Croisette. Et vient parasiter un combat dont la quinzaine semblait enfin s’emparer.
Pauline Delassus
Sur le tapis rouge du Palais des festivals.
Sur le tapis rouge du Palais des festivals. (Crédits : © LTD / RÉGIS DUVIGNAU /REUTERS)

Dix hommes, dix célébrités, vivent depuis des semaines sous la menace de révélations scandaleuses qui les concerneraient. Sans que rien ne soit avéré, leurs noms ont été livrés à l'opprobre, leurs réputations ternies par le soupçon, leurs entourages inquiétés et fragilisés. Il y eut les « dix de Hollywood », ces cinéastes américains accusés, en 1947, d'être des communistes, traîtres à leur patrie. En 2024, à quelques jours de l'ouverture du plus grand festival de cinéma, surgissent les dix de Cannes. Délit puni par la loi, la propagation de diffamations portant atteinte à l'honneur a tout du supplice moyenâgeux.

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Pas d'élément factuel, encore moins de témoignage

Qui ? Quoi ? Quand ? Comment ? Devant leurs écrans, et même sur des plateaux de télévisions, internautes et commentateurs semblent se délecter de chercher le pire chez ces vedettes tant aimées. Déboulonner les idoles est un passe-temps que les réseaux sociaux ont rendu quotidien et instantané, repris par des rédactions et des émissions peu scrupuleuses. Il ne s'agit pas ici de journalisme d'investigation, encore moins de combat féministe contre les violences faites aux femmes, mais bien plus cyniquement d'une course à l'audience et au profit. En quelques clics, sous la protection d'un ano- nymat qui encourage lâcheté et fabulations, il semble n'avoir jamais été si facile de dénigrer.

L'anatomie de la rumeur « de Cannes » fait néanmoins apparaître une responsabilité collective - ou irresponsabilité - dans la circulation des accusations. Dès mars, les professionnels du cinéma rapportent entre eux, au cours de rendez-vous ou de « dîners en ville », ces bruits désagréables et infondés, « parfois avec jubilation, décrit l'une d'euxparce que ce milieu regorge de rivalités ». « Ce sont toujours les mêmes noms qui revenaient », poursuit une autre, qui reconnaît : « On a joué à se faire peur, mais avec ces "il paraît que" nous avons nourri la rumeur. » Ce ne sont à l'époque que des chuchotements, cantonnés à un cercle restreint. Agents et producteurs s'inquiètent, comédiens et réalisateurs aussi, craignant la publication par la presse d'enquêtes journalistiques appuyées sur des plaintes et des actes judiciaires. Certains s'en agacent, reprochant aux journaux d'en faire trop sur MeToo.

D'autres estiment nécessaires ces révélations qui, comme celles, fondatrices, sur Harvey Weinstein, en 2017 dans le New York Times et le New Yorker, font indéniablement progresser la cause des femmes. Tous paniquent à l'idée que la production et la sortie de films soient compromises. Jusqu'au 2 mai à 20 heures, quand le profil X baptisé Destination Ciné publie ce message : « Rumeur, le média d'extrême gauche Mediapart va sortir pendant le Festival de Cannes une nouvelle enquête MeToo mettant en cause plusieurs acteurs du cinéma français. » Fort de ses 27 000 abonnés, ce compte prétend traiter « l'actualité du cinéma... autrement ! », comprendre sans se soucier de déontologie.

 « C'est la panique à bord »

En remontant son fil, on trouve des annonces de sorties de films et des chiffres d'entrées en salles, mais aussi une critique biaisée de médias étiquetés « de gauche » (Libération, France Inter, Télérama notamment) et de députés La France insoumise, de nombreuses mentions d'Omar Sy, sur qui l'auteur du compte semble faire une fixation, comme sur d'autres acteurs ou réalisateurs noirs et arabes. L'ensemble suit une ligne pour le moins réactionnaire, voire xénophobe, aux relents chauvins et poujadistes. On y comptait, samedi, 14 publications mentionnant le « MeToo Cannes » et menaçant de révéler « 10 noms », se vantant d'être à l'origine de cette « information » et cumulant, au total, près de 2 millions de vues, un chiffre effarant qui donne une idée de l'ampleur de la diffusion de ces malveillances. Le 4 mai, le compte X « Clément Garin » (22 700 abonnés) poursuit ce travail de propagation avec sept publications et presque 2 millions de vues également.

Le 5 mai, Le Figaro publie un article faisant état de cette « liste de dix noms », précisant que « personne ne sait d'où proviennent ces accusations anonymes ». Le lendemain, un article du Canard enchaîné glisse ces mots : « Certains [...] craignent que les enquêtes en cours [...] n'"abîment" leurs productions. » Dans la soirée, sur la chaîne C8, Cyril Hanouna, l'animateur de Touche pas à mon poste ! (environ 2 millions de téléspectateurs), avance sans preuve aucune « une liste explosive de dix gros noms du cinéma français liés à des affaires sexuelles », osant ajouter que « c'est pratiquement tout le cinéma français qui est touché ». Continuant son teasing : « la liste va sortir, là », « énormément de noms circulent », « qu'on connaît tous », « c'est la panique à bord ». Le chroniqueur Gilles Verdez vient l'appuyer sans vergogne : « C'est la fin du cinéma français, le Festival de Cannes n'a plus aucune raison d'être, c'est une liste extraordinaire. » Cyril Hanouna le coupe : « Les noms sont sortis sur les réseaux. Nous aussi, on a les noms. » Au sommet de l'hypocrisie : « Après, on ne sait pas de quoi il retourne. » « Ça résulte d'une longue enquêtecroit pouvoir ajouter Gilles Verdez, c'est pas un hasard. » Pas d'élément factuel, encore moins de témoignage, de poursuite lancée, ni de déclarations d'avocat, de policier ou de plaignante, mais voilà le suspense monté à son maximum et le spectateur accroché. Et tant pis si le cinéma français est en grande partie soutenu et financé par Canal+, propriété de Vincent Bolloré au même titre que C8.

Au même moment, sur X, une certaine « Zoé Sagan » publie dix noms. De la délation pure, terriblement préjudiciable pour les concernés, vue par 6 millions de personnes et repostée 10 000 fois. Derrière ce profil aux 200 000 abonnés, coutumier du fait et qui fait l'objet d'au moins deux procédures, se cache un homme, Aurélien Poirson-Atlan (lire l'interview de Rudy Reichstadt ici), qui révéla son identité dans Paris Match, défendu par l'avocat Juan Branco, lui-même mis en examen en 2021 pour « viol » et également conseil de Piotr Pavlenski dans l'affaire de la diffusion de la vidéo à caractère sexuel de Benjamin Griveaux. « Sagan » écrit sur X dix messages qui tournent autour de « la rumeur » et engrange... 14 millions de vues.

Certains craignent que les fêtes ne soient désertées

Sur la Croisette, il s'agit de limiter la casse. La présidence du Festival s'est attaché les services de l'agence de communication Image 7, dirigée par Anne Méaux, afin d'imaginer les différents scénarios en cas de révélations sérieuses impliquant des membres du jury ou des personnalités en compétition. Beaucoup craignent que les fêtes ne soient désertées, que des marques de luxe ne se désengagent, que le cinéma et ses émotions ne passent au second plan.

Les instances dirigeantes n'ont pas souhaité mettre en place, comme le fit l'académie des Césars, un nouveau règlement pour interdire la montée des marches ou la remise d'un prix à un individu mis en examen, par exemple, préférant gérer « au cas par cas ». Un constat est partagé : la toxicité des médisances sur lesquelles ont capitalisé certains met à mal le combat féministe. Contactée par des journalistes lui demandant si elle était à l'origine de cette « liste », Judith Godrèche a écrit sur son compte Instagram : « Non, je ne fais pas des listes [...] J'ai entendu ces rumeurs mais les propager n'a rien à voir avec mon engagement et ne devrait avoir aucun rapport avec le métier de journaliste. C'est pour moi le symptôme d'une forme de panique. Mais c'est aussi une manière de faire passer des victimes pour des corbeaux, et de confondre accusations et délation. » Manuel Alduy, directeur du cinéma à France Télévisions, a posté : « Tu as la liste ? C'est la question (à la con) que l'on reçoit, que je reçois. [...] Parler d'une "liste" est une autre manœuvre qui vise à discréditer le mouvement MeToo. Une liste d'accusés. Ça ne prouve rien, ça transforme MeToo en rumeurs et appuie l'idée que MeToo devient un phénomène de délations anonymes et non prouvées [...] Donc il n'y a pas de liste. »

Reste le cinéma, vecteur puissant des changements sociétaux. Les films qui ouvriront le Festival en témoignent. Mardi sera dévoilé Le Deuxième Actede Quentin Dupieux. Le long métrage, qui sort le 15 mai partout en France, est une fiction sur le métier d'acteur confronté à l'arrivée de l'intelligence artificielle, mais aussi aux comportements que peuvent - ou ne peuvent plus - adopter les acteurs. Servies par un talentueux quatuor, Léa Seydoux, Louis Garrel, Vincent Lindon et Raphaël Quenard, certaines séquences évoquent avec ironie l'embarras des comédiens, parfois contraints à l'autocensure. Dans l'un des dialogues, Garrel rappelle à l'ordre Quenard d'un « tu veux qu'on nous "cancel" ou quoi ? », en référence à la culture de l'effacement née aux États-Unis.

Plus tard, le personnage de Quenard tente d'embrasser celui de Seydoux, qui lance : « Et si je raconte ça à la presse ? » Mercredi, Moi aussi de Judith Godrèche inaugurera la sélection Un certain regard. Ce court-métrage de dix-sept minutes rassemble un millier de victimes présumées de violences sexistes et sexuelles. Ces femmes (et quelques hommes) mises en scène dans une chorégraphie géante en plein Paris se sont manifestées auprès de l'actrice, qui avait lancé en février un appel à témoins. Godrèche s'attache à la parole des victimes, quand Dupieux appelle à ne pas juger à l'emporte-pièce tout comportement. Deux salles, deux ambiances, donc, dans ces premiers jours de Festival, mais deux discours complémentaires, essentiels l'un à l'autre, comme un remède au poison de la calomnie.

Pauline Delassus

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Commentaires 11
à écrit le 13/05/2024 à 23:58
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Le cinéma Français, c'est quand même 90% de "nanars "! Ceci dit, une gamine de 15 ans qui se fait violer dans un cadre cinématographique pose la question de: Où sont les parents, voire un familier de confiance pour mirer cel qui se passe. Quant à ven...

le 15/05/2024 à 11:17
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"Quant à venir à 50 ans, après avoir fait carrière, dénoncer des actes répréhensibles qui remontent à plus de 30 ans, la démarche est ambiguë et elle aurait pu être faite plus avant." Seules des victimes pourraient affirmer cela. As tu été une victim...

à écrit le 13/05/2024 à 9:42
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Par exemple le film dans lequel il y a un viol filmé par Bertolucci (cellule investigations de France Info), Brando et lui lui avaient tendu un piège à Maria Schneider, 19 ans à l'époque, peut être détruit même s'il ne le sera jamais réellement il po...

à écrit le 12/05/2024 à 19:31
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Zoé Segan annonce des révélations depuis 10 jours, mais rien.

le 13/05/2024 à 8:23
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Faut arrêter de regarder Hanouna d'abord et avant tout hein, c'est un animateur pas un journaliste. Si venir en bikini une plume dans le derrière tout en pétant lui faisait gagner 5% d'audimat il le ferait. Mais qu'est-ce que vous êtes naïfs c'est pa...

à écrit le 12/05/2024 à 19:31
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Zoé Segan annonce des révélations depuis 10 jours, mais rien.

à écrit le 12/05/2024 à 9:14
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Ils feraient mieux de nous faire des films sympas, regardables, qui font rêver quoi. Mes derniers films remontent à un moment: Eugénie Grandet, Les illusions perdues, Délicieux, Eiffel et chose rare j'ai vu deux fois la même semaine le film J’accuse ...

le 12/05/2024 à 10:34
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" chose rare j'ai vu deux fois la même semaine le film J’accuse de Polanski." Non ça c'est parce que t'es objectif en fait ! lol ! ^^

à écrit le 12/05/2024 à 8:42
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Pour une fois que cet événement va faire rigoler🤣

à écrit le 12/05/2024 à 7:31
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Qui parmi les personnes cultivées ( Histoire, Philosophie, Sciences etc ... ) s' intéresse encore à cet évènement périodique semi-mondain et franchement " vulgaire " ( people ) comme à tant d' autres de la même veine intellectuelle ( J.O. par exem...

le 12/05/2024 à 8:24
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"qui" ...? réponse : les producteurs, les acteurs et actrices metteurs en scène , les grands studios américains , les hôteliers et restaurateurs de Cannes et des environs etc... toute la sphère économique et financière ce qui fait déjà beaucoup de mo...

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