« Une peinture performative » : c'est ainsi que l'artiste Julie Mehretu qualifie la décoration réalisée sur la carrosserie de la BMW M Hybrid V8 de 640 ch qui s'alignera au départ des 24 Heures du Mans samedi prochain. Non seulement ce bolide a de bonnes chances de figurer sur le podium, mais l'artiste abstraite dont les toiles se vendent des millions de dollars a su évoquer habilement le travail de Frank Stella ou de Roy Lichtenstein, auteurs chacun d'une des art cars pilotées par le commissaire-priseur et gentleman driver Hervé Poulain. Un coup d'œil dans le rétro : tout commence en 1975. Après quelques rallyes en Alpine, Hervé Poulain, 34 ans à l'époque, professionnel de l'art et passionné d'automobile, rêve de participer aux 24 Heures du Mans. « Cette course reste le Graal automobile ultime », nous rappelle l'octogénaire, aujourd'hui président d'honneur de la maison de vente Artcurial.

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Pour arriver à ses fins, il réussit à convaincre le fondateur de BMW Motorsport, Jochen Neerpasch, de faire peindre une voiture par Alexander Calder, artiste mondialement célèbre pour ses mobiles géants. « Je me suis rendu dans la maison de Calder à Saché, près de Tours, avec une miniature de la voiture, raconte Me Poulain. Après un bon déjeuner arrosé de pomerol, Calder a peint la maquette avec les couleurs primaires, rouge, jaune et bleu. Il ne restait plus qu'à reporter ces couleurs sur la vraie voiture, pour offrir au public une sculpture roulante et faire se rencontrer l'art contemporain et le sport automobile. » Ce qui n'a pas empêché la BMW 3.0 CSL de se montrer performante, pointant même à la 6e position du classement général à la troisième heure de course, avant d'abandonner sur casse de transmission. Le pari d'Hervé Poulain est réussi. L'année suivante, c'est l'artiste Frank Stella qui peint des lignes façon papier millimétré symbolisant le travail des ingénieurs, mais la « Béhème » abandonne de nouveau.

En 1977, une 320i turbo ornée de points noirs façon comic book caractéristiques de l'artiste Roy Lichtenstein prend le départ. « C'était une voiture très légère à piloter, se souvient le commissaire-priseur le plus rapide du monde. Même si nous étions moins rapides dans la ligne droite, nous pouvions concurrencer les prototypes dans les portions sinueuses. » Il termine à la 9e place. Arrive ensuite la plus fameuse de toutes, celle peinte par le chef de file du pop art en 1979. « Alors que j'avais imaginé des Marilyn sur ma voiture, Andy Warhol est venu à Munich pour peindre lui-même au pinceau la M1 en dansant autour comme si c'était un totem », se souvient Poulain, qui termine à la 6e place cette année-là.

Malgré ce succès, BMW décide de quitter Le Mans pour se consacrer à la formule 1 (permettant à Nelson Piquet de décrocher son deuxième titre de champion en 1983). Qu'à cela ne tienne, Hervé Poulain se tourne vers une autre forme d'art : le cinéma. Il demande à son ami Alain Delon d'apposer le nom de sa marque de parfum sur la carrosserie d'une Porsche 935 pour attirer d'autres sponsors... L'astuce fonctionne en 1980 (20e) et 1981 (abandon). Rebelote en 1982, avec une Rondeau de fabrication française à moteur Ford, qui casse malheureusement au bout de 149 tours.

Hervé Poulain ôte ensuite momentanément sa combinaison pour s'occuper de sa famille, avant de reprendre du service au Mans en 1994 à bord d'une Venturi 600 LM 100 % française à moteur Renault. Le pilote ressort alors son concept originel et sollicite l'artiste Arman en lui demandant de peindre des tuiles orange, en référence à l'entreprise dirigée par Jean-Luc Maury-Laribière, copilote et propriétaire du bolide. « On avait surnommé la voiture la "reptuile", parce que les motifs ressemblaient à des écailles de serpent », s'esclaffe Hervé Poulain. Blague à part, si la voiture termine la course non classée en 1994, Maury-Laribière et Poulain réitèrent l'expérience en 1995, cette fois aux commandes d'une McLaren F1 GTR décorée par le célèbre sculpteur César. Nos gentlemen drivers terminent à une très belle 13e place, avant de repartir en 1998 aux commandes d'une Porsche 911 GT2.

Pour ce dernier tour de piste, la voiture est ornée de dessins de Georges Wolinski représentant des femmes nues se prélassant sur un toit en tuiles bleues (toujours en référence au sponsor). Hervé Poulain finit la course à une honorable 20e place, réussissant l'exploit de faire tourner à plus de 300 km/h les caricatures de son ami bien-aimé, décédé tragiquement lors de l'attentat de Charlie Hebdo en 2015. Aujourd'hui rangé des voitures mais toujours dans les parages, Me Poulain a présidé le jury qui a proposé à l'artiste Julie Mehretu de décorer la nouvelle Hypercar BMW. « Cette œuvre ne sera achevée qu'une fois la course terminée », insiste la plasticienne. Pourquoi ? « Parce que pendant vingt-quatre heures la carrosserie sera maculée de gravillons du circuit qui vont patiner et altérer la peinture », expliquet-elle. Cette nouvelle art car pourra donc se vanter d'avoir de vrais morceaux de France dedans, le berceau de cette étonnante idée.

* L'histoire extraordinaire des quatre premières voitures est racontée dans la toute récente BD 24 Heures du Mans - 1975-1978 : l'art dans la course, de Denis Bernard et Christian Papazoglakis (Glénat).