Jean-Paul Gaultier : « À Cannes, on m’a fait redescendre les marches ! »

Entre le cinéma et lui, c’est une longue histoire. Avec son franc-parler légendaire, le créateur explore les liens du 7e art et de la mode, alors que son exposition « Cinémode » fait étape dans le Luberon.
Le couturier à l’occasion de l’accrochage de l’exposition itinérante « Cinémode » à la Cinémathèque française, à Paris.
Le couturier à l’occasion de l’accrochage de l’exposition itinérante « Cinémode » à la Cinémathèque française, à Paris. (Crédits : © LTD / Lea Crespi/Pasco&Co)

Il est ce que le french cancan et la tour Eiffel sont à la France, un trésor national. Les seins coniques, la combinaison tatouage, la marinière, la jupe pour homme qui fit scandale. Du punk, du dadaïsme, des défilés explosifs, l'exubérance joyeuse des figures fantasques du Paris populaire de l'entre-deux-guerres ou du Londres déjanté des 80s, c'est ça, l'esprit Gaultier : 50 ans de créativité foisonnante à bousculer les normes du genre et des mœurs. Mais si le couturier tirait sa révérence à la mode en 2020, son héritage est aujourd'hui plus que jamais célébré. Chaque saison, un nouveau designer est invité par la maison Gaultier à jouer des codes iconiques de la plus flamboyante des griffes parisiennes, quand, dans le Luberon, le musée de la mode et du cinéma Scad Fash accueille cet été une rétrospective des costumes de films du couturier. Rencontre exclusive avec l'enfant terrible qui a fait du vestiaire français une révolution de style.

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LA TRIBUNE DIMANCHE - Jean-Paul Gaultier à la retraite, on a du mal à y croire : votre nouveau projet de dessin animé, la tournée internationale de votre revue de music-hall, un vrai marathon ! Comment allez-vous ?

JEAN-PAUL GAULTIER - Pas mal du tout. C'est formidable, je suis toujours très occupé ! Ce long-métrage d'animation me passionne, il est plein d'humour et de romance. L'héroïne est une mite qui rêve de s'échapper d'une friperie pour devenir styliste. On suit ses aventures au cœur de la mode parisienne où tout s'anime et prend la parole, même les cintres. Je conseille au niveau de l'écriture du scénario, j'imagine les décors, les vêtements, l'esprit du dessin. Je ne dessine pas le film, j'en serais bien incapable. J'ajoute les personnages qui m'ont toujours inspiré, Madonna, Rossy de Palma, l'ambiance des ateliers, l'hystérie des backstages. Je m'inspire de la panique du dernier moment de mes premiers shows. J'avais fait défiler les filles en chaussettes parce que je ne retrouvais plus les chaussures de ma collection. [Rires.]

C'est au film de Jacques Becker Falbalas que vous devez votre vocation pour la mode. Vous aviez 13 ans quand vous l'avez vu. Pourquoi ce mélodrame ?

Le couturier, son travail, les essayages, son coup de foudre pour sa muse jouée par Micheline Presle. L'équipe qui s'extasie : « Ah, monsieur est inspiré ! » C'est tout l'ensemble qui m'a littéralement envoûté. Ce film a été l'école de mode que je n'ai pas faite. Contrairement à aujourd'hui, nous n'avions que rarement accès à cet univers. C'était un milieu secret, ne s'ouvrant qu'aux professionnels et aux clientes. À l'époque, les maisons de couture comme Lucien Lelong ou Lanvin étaient de grandes familles, elles employaient jusqu'à 1 200 ouvrières et ouvriers chacune, car elles fabriquaient des vêtements pour les vendre.

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Marqué par le film « Querelle » de Fassbinder, Jean-Paul Gaultier érotise la masculinité avec sa marinière transparente et tatouage trompe-l'œil. (Crédits : ©LTD/CHIA CHONG/SCAD)

Diriez-vous que de nos jours ce n'est plus le cas, qu'il y a des modes exubérantes pour tapis rouge et d'autres, à porter ?

Il y a deux modes, la mode spectacle et la vraie mode à porter. Dans la tête des créateurs : des collections pour tapis rouge et d'autres pour les boutiques.

Le Savannah College of Art and Design (Scad), situé dans le Vaucluse, accueille votre exposition « CinéMode ». Quels sont les films qui ont marqué votre carrière ?

Querelle, de Fassbinder. L'histoire choc de ce jeune marin canaille qui débarque à Brest. J'ai fait mes premières marinières en rayures transparentes, des pantalons à pont qui devenaient des jupes, puis des robes du soir, après la sortie du film. Et bien sûr Falbalas. C'est le couturier Marcel Rochas qui a fait les costumes et le corset du film. On lui attribue la création de la première guêpière, en 1945. Mais c'est surtout celle de ma grand-mère qui m'a marqué. Petit, je fouillais dans ses armoires. C'était plein de trésors. Des chapeaux emplumés, avec des aigrettes noires ou des plumes d'oiseau de paradis. Un jour, j'ai tiré un truc saumon, damassé, très bizarre, avec des lacets. C'était son corset. Tout est parti de là.

Satyricon, cette folie visuelle de Fellini sortie en 1969, vous a aussi profondément inspiré. On retrouve cette forme d'excès dans vos costumes pour Le Cinquième Élément.

Au départ c'est Prince, le musicien, qui devait jouer le rôle du présentateur hystérique. Nous devions nous rencontrer pour la présentation des croquis des costumes avec Luc Besson, le réalisateur du film. Prince est arrivé, mais sans Luc. J'avais imaginé une combinaison intégrale en résille noire, sorte de macramé qui laissait voir la peau, et en guise de cache-sexe des franges en faux cheveux assortis à ceux de Prince. En bas du dos en dentelle noire, un faux cul en fausse fourrure. Je me suis demandé, perplexe, comment prononcer « faux cul ». J'y suis allé de mon accent gaulois « It's like a faux cul ! » Je l'ai vu blêmir. Il avait compris « fuck you » [« va te faire foutre »]. Il a abandonné le projet, trouvant que les costumes faisaient trop « homo ». Comme quoi, un mauvais accent... [Rires.]

Le cinéaste Pedro Almodóvar dit qu'il n'y a rien de trouble dans la manière dont le sexe apparaît dans votre travail et le sien, que tout est une question d'absence de préjugés et de sens de l'humour.

L'histoire du vêtement montre que tout est relatif à la manière dont on les porte. Dans mes collections, j'abordais le sexe et le genre à travers fantaisie et liberté. Le kilt, les toges grecques, les jupes pour homme... Un homme peut les porter de manière virile. Une femme en costume d'homme peut être féminine ou masculine. Peu importe le vêtement, il est un support à la personnalité. L'important est l'harmonie qui se crée.

La mode est devenue un acteur majeur du cinéma : YSL à travers la coproduction du film Emilia Pérez de Jacques Audiard, le groupe de luxe Kering actionnaire majoritaire de l'agence de comédiens Creative Artists Agency, qui représente Brad Pitt, LVMH avec 22 Montaigne Entertainment. Qu'en pensez-vous ?

L'échange entre ces deux mondes existe depuis les débuts du cinéma. Déjà, Gabrielle Chanel était partie à Hollywood pour la MGM. Ça n'a pas fonctionné. Aux États-Unis, il faut s'adapter au système. Mais en France, les maisons de mode ont su développer une grande connaissance de la scénographie pour leurs défilés, devenus de véritables spectacles. Ces griffes de luxe savent respecter entièrement le travail des créateurs.

Allez-vous produire des films ?

Il faut savoir s'occuper d'argent, et j'en suis incapable. C'est d'ailleurs une source de blagues avec mes proches. C'est mon compagnon Francis Menuge [mort du sida en 1990] qui gérait les affaires. J'ai rêvé ce métier, je ne l'ai pas fait par appât du gain. C'était un amusement, un jeu pour l'enfant que je suis toujours resté.

Sous les paillettes du 7 e art, revendications sociales et protestations politiques. Quel est le rôle du cinéma en 2024, selon vous ?

Celui qu'il a toujours eu : refléter l'époque, nos envies, nos peurs, et avoir la prétention d'apporter du rêve et des réponses à nos questions. On en a besoin. Mais pour que le rêve nous touche, pour qu'il se transforme en une réalité, le cinéma doit être en connexion avec son temps. Et en France, le cinéma a une grande gueule.

On a pu le voir à Cannes, lorsque l'actrice Cate Blanchett a révélé dans une robe, sur fond de tapis rouge, les couleurs du drapeau palestinien, offrant ainsi une tribune politique...

La mode parle, c'est un élément pour discuter, s'exprimer, elle peut ouvrir le débat. On peut tout dire à travers le vêtement. La façon dont on s'habille révèle quelque chose de soi. Ce que l'on est, ou ce que l'on fait croire aux autres que l'on est.

« La frivolité est importante, sinon, comment se retrouver soi-même ? »

Vous a-t-on déjà refusé d'entrer quelque part pour non-respect du code vestimentaire ?

À Cannes. Je portais une redingote ouverte sur un legging en lycra noir et strass Swarovski en forme de losange. Très « glitter », mais pas dans les lignes ! On m'a fait redescendre des marches. La fois suivante, j'avais suivi le protocole. Je portais un smoking avec cravate, mais sur un short. J'ai dû me changer. Et la dernière fois, on ne m'a rien dit, parce que j'arrivais avec Madonna.

En 1992, au final de votre défilé, elle fit une sortie fracassante seins nus, dans un soutien-gorge qui n'en portait que le nom. Serait-ce encore possible aujourd'hui ?

Impensable ! C'était au moment de la sortie de son livre érotique, Sex. Une autre époque. Un fan de Madonna avait d'ailleurs voulu monter sur le podium. Elle lui a flanqué un coup de pied discret pour l'éjecter. Personne n'a rien remarqué. Sauf elle, qui voit absolument tout. Sur les marches de Cannes, je l'ai vue étudier l'espace tout autour d'elle, observer les angles, compter les marches. Et se retourner pile à l'endroit idéal pour être photographiée. Elle avait tout calculé.

À l'heure de MeToo et de la libération de la parole des femmes, quel est selon vous l'équilibre à trouver pour la nouvelle génération des stylistes, entre leur mode et leur rapport à la féminité ?

Eh bien, bon courage ! Montrer une image de la femme qui revendique et assume sa sexualité comme je l'ai fait, c'est inconcevable et hors de propos aujourd'hui.

Curieusement, vous n'avez jamais été honoré d'un césar du meilleur costume.

J'ai été nommé deux fois. D'abord pour La Cité des enfants perdus, de Caro et Jeunet. Quand j'ai entendu mon nom, de gros applaudissements se sont élevés dans la salle. J'ai pensé avoir ma chance. Eh non ! C'est Christian Gasc, un hurluberlu très sympathique, avec des cheveux hirsutes, qui l'a reçu, pour un film d'opéra. Pour Le Cinquième Élément, de Luc Besson, je me suis dit : « Cette fois, c'est la bonne. » Et encore non ! Il a été attribué au même hurluberlu ! [Rires.]

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Madonna crée la surprise en 1992 au final du défilé Jean-Paul Gaultier. (Crédits : ©LTD/ KEVIN MAZUR/FLI/ABACA)

Il existe à New York une Fashion Week de l'intelligence artificielle, entièrement dématérialisée. Comment voyez-vous ce bouleversement de la création par l'IA ?

Je vois tout le monde au chômage ! [Rires.]

La mode peut-elle être un art de la transgression ?

C'est ce qu'on fait quand on est jeune créateur pour imposer son tempo : ruer dans les brancards, balayer ce qui existe d'un « allez, tout ça, c'est terminé ». C'est la jeunesse qui fait l'avenir du monde. Pour ma part, j'ai passé des messages, sans discours politique, sans chercher la rébellion, sans imposer, ou assener des idées. Ça vient de l'enfance. Depuis petit, je pense que ce que l'on nous annonce comme des vérités est peut-être faux. On m'a fait croire que le père Noël existait, ou que les cloches de Pâques sonnaient, mais rien de tout cela n'était vrai...

Depuis Arcueil où vous avez grandi en HLM, quels ont été vos premiers chocs de mode ?

Ma grand-mère avait une amie couturière qui devait avoir 80 ans quand je l'ai vue la première fois. Ses cheveux étaient entièrement blancs et elle était habillée tout en blanc. Une fois, elle était en rose Malabar de la tête aux pieds ! Tout l'inverse de ma grand-mère infirmière, qui ne portait que du noir.

Entre les tycoons de la fast fashion qui créent des collections toutes les semaines et les géants des groupes de luxe, comment un jeune créateur peut-il faire la différence ?

Il faut savoir regarder l'autre, la société, et comprendre ses attentes. Quand on aime vraiment ce métier, on est concerné par l'autre. C'est de le voir autrement qui nous motive. D'où la présence de muses auprès du créateur, qui apportent une vision, une intention. Et qui lui permettent de rester bien connecté à son temps.

La mode est méprisée pour sa frivolité ; n'est-ce pas là pourtant l'un de ses atouts majeurs ?

Définitivement. On a envie de porter un vêtement pour endosser un rôle, changer ou séduire. La frivolité est importante, sinon, comment se retrouver soi-même, ou se reconnaître ? En Chine, les gens se différenciaient en faisant un petit « twist » sur leur costume Mao.

Le manque de moyen des premières collections des stylistes peut-il être un secret de réussite ?

J'en suis la preuve vivante ! Cela pousse à être inventif et créatif. J'ai commencé avec rien. Et je termine, avec rien ! [Rires.]

Faites-vous parti des Parisiens qui voient dans les Jeux olympiques une bonne raison de quitter Paris et de râler ?

Au contraire ! C'est extraordinaire pour la France à tous les niveaux. Pour la presse, l'image de marque, le tourisme. On apprécie de voir la ville sous d'autres facettes. Et le meilleur endroit pour voir les JO, je vous le dis, c'est chez soi, devant la télé !

C'est une bonne occasion pour vous mettre au sport.

No comment... Je vais plutôt prendre un dessert. Une glace au café, avec un café, s'il vous plaît !

« CinéMode » par Jean-Paul Gaultier, monstre sacré Ad Vitam !

C'est l'événement de l'été dans le petit village médiéval de Lacoste, niché entre Bonnieux et Gordes, qui accueille au cœur de Scad Lacoste (le campus français de la prestigieuse université d'art américaine Savannah College of Art and Design), l'exposition « CinéMode » de Jean-Paul Gaultier. Conçue avec son amie Tonie Marshall, fille de l'actrice légendaire Micheline Presle, cette rétrospective explore les liens entre la mode et le cinéma chers au couturier, et nous plonge dans son imaginaire cinématographique radical. On redécouvre ses costumes pour le grand écran, tels ce blouson fou, caréné de seins obus, lumineux comme des projecteurs, créé pour Kika de Pedro Almodóvar, le marcel orange du sexy Korben Dallas interprété par Bruce Willis, dans Le Cinquième Élément de Luc Besson, ou le célèbre corset en seins coniques imaginé pour Madonna. On se galvanise des robes haute couture à l'élégance outrageuse, faisant écho aux extraits des films projetés indissociables de sa carrière, parmi lesquels Falbalas, Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? ou encore Orange mécanique. Le parcours finit sur une robe dédiée à Pierre Cardin, avec lequel Jean-Paul Gaultier fit ses premiers pas de couturier. « CinéMode », c'est jusqu'au 30 septembre et c'est fantastique !

« CinéMode par Jean-Paul Gaultier », coorganisé par la Cinémathèque française et la fondation La Caixa. Scad Lacoste, rue Basse, Lacoste (Vaucluse). 5 euros, gratuit pour les moins de 18 ans. scadfash. org/exhibitions/cinemode-par-jean-paul-gaultier

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Commentaire 1
à écrit le 29/07/2024 à 10:56
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"Montrer une image de la femme qui revendique et assume sa sexualité comme je l'ai fait, c'est inconcevable et hors de propos aujourd'hui" Pourquoi ?! Hors de propos parce que les femmes sont passées à l'étape suivante, enfin commencent à passer, mai...

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