« Il m’est impossible de me taire » (Agnès Jaoui, réalisatrice et scénariste)

ENTRETIEN - Réalisatrice, scénariste et chanteuse, Agnès Jaoui revient en tant qu’actrice dans la comédie sociétale « Le Dernier des Juifs ». Entretien avec une artiste engagée et sensible, à la parole libre et rare.
Charlotte Langrand
Agnès Jaoui, réalisatrice, scénariste et chanteuse
Agnès Jaoui, réalisatrice, scénariste et chanteuse (Crédits : © CORENTIN FOHLEN POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

LA TRIBUNE DIMANCHE - Malgré le contexte géopolitique lié au conflit israélo-palestinien, l'équipe du film a décidé de ne pas repousser sa sortie... Avez-vous hésité ?

AGNÈS JAOUI - Nous nous sommes rendu compte que si l'on attendait la fin de l'antisémitisme ou la fin de la guerre, on risquait d'attendre longtemps et qu'au contraire il fallait qu'on puisse parler et ne pas avoir peur. Car la peur s'empare de tous les sujets, c'est un jeu de massacre ! Nous vivons une période ahurissante de folie collective où on traque le moindre mot mal employé, la moindre prise de position, les moindres phrases... Tout est devenu grave, on dramatise tout.

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Avant d'accepter le rôle, vous êtes-vous assurée que vous étiez en phase avec le propos de Noé Debré ?

Bien sûr. En lisant le scénario, je tournais fébrilement les pages en espérant que le film ne tombe pas dans certains travers. Le sujet est très délicat, et quand on est de gauche, on a aussi du mal à parler d'un certain antisémitisme des musulmans, parce qu'on ne veut pas stigmatiser tous les musulmans. Il y avait déjà eu ce problème avec le mouvement Ni putes ni soumises, les filles avaient été accusées par leurs coreligionnaires d'en rajouter dans la détestation des musulmans. Mais pour elles, c'était la double peine. Mais si l'on n'ose plus parler des sujets qui fâchent, c'est l'extrême droite seule qui s'en empare...

Justement, avez-vous eu peur qu'elle récupère le film ?

Bien sûr. [Ironique.] Surtout depuis que les gens d'extrême droite sont devenus « les grands amis des Juifs » C'est fou, et cela montre l'ignorance de certains Juifs. Il faut continuer à marteler que les Israéliens ne sont pas les Juifs de France, que les Juifs de France ne pensent pas tous pareils, que tous les Israéliens ne sont pas pro-Netanyahou... Et répéter que les islamistes radicaux et les extrémistes religieux juifs font du mal à leurs coreligionnaires. Mais on n'arrive plus à entendre ce discours... C'était important que le film soit non victimaire, non identitaire et désacralisant. Il ne glorifie rien ni personne.

Le thème du départ est omniprésent : cette alya dont Giselle parle en permanence sans jamais la faire. Avez-vous eu ce questionnement ?

C'est complexe. Chez les Juifs et même pour moi qui suis très laïque et privilégiée, il y a l'idée que le départ - ou les obligations à partir - est toujours présent, parce qu'il appartient à l'histoire du judaïsme. Mes parents ont été obligés de partir de Tunisie à la fin du protectorat et nous savons tous que, a priori, si l'extrême droite passe en France, nous serons peut-être encore en danger... Il y a l'idée que nous sommes de passage et cette question : où irions-nous pour être en sécurité ? C'est une réalité : 250 000 Juifs sont partis en Israël, même si ce n'est pas forcément le pays le plus sécurisant. Dans le film, Bellisha est peut-être le dernier des Séfarades.

Il part pour une destination inconnue et cela m'a rappelé la fin des films de Charlie Chaplin : il prend la route à nouveau, pour une autre ville, où il sera encore pourchassé... mais il restera inoxydable.

Jusqu'ici, vous n'aviez jamais tourné de film sur la judaïté. En mars, vous jouerez aussi dans La Vie de ma mère, un autre rôle de mère juive avec son fils. Est-ce que, avec le temps, l'envie de vous pencher sur vos origines vous a rattrapée ?

J'avoue que c'est l'année des mères juives ! C'est le hasard... C'est vrai que le fait de vieillir donne peut-être un attachement plus grand à ses racines. Avec Jean-Pierre Bacri, on ne voulait pas écrire sur ce sujet pour mille raisons et on ne m'avait jamais proposé ce type de rôle. Et voilà qu'on me le propose au moment où la pire des guerres se déclenche entre Israël et la Palestine. Et que ma famille est touchée... Donc, voilà, il m'est impossible de me taire.

Votre famille a été durement touchée par l'attaque du Hamas en Israël le 7 octobre... Avez-vous des nouvelles de vos proches retenus en otage ?

Je veux citer son nom : il s'appelle Ofer Calderon et il est toujours otage, comme beaucoup d'autres. Ses deux enfants ont été libérés, mais nous n'avons pas de nouvelles de lui. Je tiens à dire qu'ils étaient des gens de gauche, des pacifistes, qui travaillaient avec des Palestiniens, qui les soignaient... pour que les gens sachent que les Israéliens ne sont pas tous d'affreux génocidaires.

Je suis ravie de voir que, malgré tout, les femmes sont mieux « armées » qu'avant

Cela fait-il remonter des choses de votre enfance ?

Oui. Je suis retournée en Tunisie après les printemps arabes, et si ma mère était toujours là, nous y serions allées ensemble. Les identités et les sentiments d'appartenance sont assez mouvants, et probablement qu'en vieillissant ils reviennent. Mais c'est aussi grâce à des gens comme Delphine Horvilleur, qui parlent différemment du judaïsme, de la même façon que mes parents m'en parlaient, c'est-à-dire comme une philosophie, pas comme sujet identitaire, victimaire ou revendicateur. J'ai été éduquée ainsi, mon père me faisait lire des textes écrits par des Juifs laïques. J'y ai appris à tout remettre en question, toujours : c'est l'inverse de la religion telle que certains la pratiquent. Les dogmes imposés par les religieux avec tant de certitudes me feraient rire s'ils n'étaient pas si dramatiques. Moi, petite, j'ai connu des synagogues mixtes, le mur des Lamentations l'était aussi, et d'un coup il a fallu séparer les femmes des hommes, comme si cela avait toujours été ainsi...

Avec l'affaire Depardieu, pensez-vous que le cinéma vive un MeToo à retardement ?

Il n'y a pas eu que l'affaire Depardieu... Même si je tiens à dire que Weinstein n'est pas Polanski et Polanski n'est pas Depardieu et Depardieu n'est pas Samuel Theis. Toutes les affaires ne sont pas des systèmes de prédation organisée comme celui de Weinstein, qui mérite cent ans de prison... Il faudrait pouvoir continuer à nuancer nos propos, tout en n'acceptant plus l'inacceptable. Et c'est très bien que cela change, qu'il y ait une prise de conscience chez beaucoup d'hommes, qui agissaient avant en toute impunité.

Être réalisatrice, scénariste et actrice vous a-t-il permis d'échapper aux abus ?

Oui, cela m'a donné un pouvoir, une liberté immense et une sécurité. Jeune et inconnue, j'étais vulnérable et j'ai fait face à des comportements dégradants et abusifs. Quand j'ai gagné ma liberté économique, je n'ai plus eu à me soumettre à quoi que ce soit. Déjà que je ne me soumettais pas trop... Mais je suis ravie de voir que, malgré tout, les femmes sont mieux « armées » qu'avant. Après, il existe un extrémisme de ce côté-là aussi avec lequel je ne suis pas d'accord, avec cette idée dangereuse d'une possible « pureté ».

Que pensez-vous des coordinateurs d'intimité qui interviennent sur le tournage des scènes d'amour ?

Maintenant, je ne suis plus de la « chair fraîche », donc je ne me sens pas concernée ! Sérieusement, je suis plutôt contente si on n'a pas à chaque film « la » scène de sexe avec « la fille à poil ». Cette sorte de passage obligé où tout le monde jouit et hop, c'est fini... Posonsnous la question différemment ! Je n'écris pas de scène de sexe dans mes films car je n'en ai pas besoin ! Et aussi, si les filles dans les films pouvaient ne pas avoir systématiquement 40 ans de moins que leurs maris...

Vous allez recevoir un césar d'honneur... Qu'est-ce que cela signifie pour vous ?

Ça m'a fait bizarre ! Un césar d'honneur : le temps a passé aussi vite que ça ? On en donne aux gens qui vont mourir, non ? Bien sûr que ça me fait plaisir. Mais ça ne va pas être simple de prendre la parole.

Charlotte Langrand

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