Françoise Hardy, partir quand même

Icône mondiale de la chanson française, parolière et mélodiste d'exception, l'épouse de Jacques Dutronc est décédée le 11 juin à l'âge de 80 ans. Comment lui dire Adieu ?
(Crédits : Reuters)

Elle ne s'en cachait pas, atteinte d'un lymphome récidivant dès 2004, puis d'un cancer au larynx qui la contraint à des dizaines de séances de radiothérapie supplémentaires à partir de 2015, Françoise Hardy se sentait à bout. Aux dernières nouvelles, bien que toujours lucide, alerte et reliée au monde dont elle observait le délabrement depuis son appartement boulevard Suchet à Paris, qu'elle ne quittait plus et où elle vivait seule, ne marchant presque plus, elle se sentait usée par la maladie et les traitements aux effets secondaires dévastateurs. Depuis que son fils Thomas Dutronc a annoncé sa mort dans un post sobre et émouvant - « Maman est partie » - les hommages se multiplient : d'Etienne Daho à Michel Polnareff, en passant par Gabriel Attal, le Premier ministre ont été parmi les premiers à réagir.

En décembre dernier, celle qui écrivait en postface de son dernier livre, Chansons sur toi et nous (2021), « je n'aime pas être en fin de parcours, en fin de vie », avait publiquement interpellé Emmanuel Macron en faveur de l'euthanasie et du droit à mourir dans la dignité, dans une lettre publiée le 17 décembre dernier par La Tribune Dimanche. Cependant, pas à un paradoxe près, elle s'accrochait à la vie. Sa vie qu'on salue aujourd'hui, poétique, toujours rattrapée par la solitude, mais riche de rencontres marquantes qui racontent soixante ans de chanson, Dutronc bien sûr, Gainsbourg assurément, et puis Michel Berger, Louis Chedid, Alain Souchon, Etienne Daho, Damon Albarn, Keren Ann, La Grande Sophie, Clara Luciani... Toujours de bonnes pioches.

D'elle, le monde entier connaît Le Temps de l'amour, entêtante ritournelle sur le fil de la tristesse et de la pulse rock. La chanson, surgie sur les ondes en 1962, dévoile sa voix caressante et blanche, sa beauté élancée, ses traits finement anguleux, son regard clair et grand ouvert. Ironie du sort, ce texte est de Lucien Morisse, mari d'alors de Dalida et huile d'Europe 1, et sa mélodie composée par un certain Jacques Dutronc que la jeune chanteuse ne connaît pas encore... Cependant, de par son titre et la nonchalance désabusée d'avance de sa jeune interprète, la chanson pose d'entrée l'insaisissable et grand sujet qui imprègnera sa vie autant que son œuvre teintée de joies et de mélancolies, vie longtemps partagée avec Jacques Dutronc, avec qui elle conçoit son fils unique, Thomas, né en 1973, et se marie en 1981 « pour raisons fiscales ». Séparés en 1988, ils n'ont jamais divorcé. Elle a choisi la solitude.

Yéyé à rebours

Cet emblématique Temps de l'amour paraît donc fin 1962 sur son premier album, Tous les garçons et les filles, dont la chanson-titre sera son premier véritable tube. Celle-ci est bien écrite de sa main, paroles et musiques, comme toutes les autres du disque (à deux exceptions près) avec leurs intitulés évocateurs : J'ai jeté mon cœur, Il est parti un jour, Il est tout pour moi... Et, bien sûr, C'est à l'amour auquel je pense, « la première dont je fus fière en tant que mélodiste malgré la grosse faute de français le titre », s'amusera-t-elle bien plus tard, désavouant au passage « la pauvreté harmonique de Tous les garçons et les filles ». À cette époque, en 62, Françoise Hardy est encore, de son propre aveu, une jeune fille solitaire, naïve et réservée. Elle se trouve un physique ingrat (!), nulle à la guitare et, sous les projecteurs, comme une biche éblouie dans les phares d'une voiture.

Si elle sort du bois signée sur le label Vogue qui produit Johnny Hallyday et tous ces yéyés dont elle est censée être le pendant féminin, elle est en fait, déjà, à part et à rebours : sentimentale, différente et évidente, tendre et un rien distante. Surtout, il se montre habile parolière et mélodiste, créatrice d'un univers qui déjà est le sien, nul autre, solitaire et solaire, hanté par l'amour et ses malentendus. Des qualités que tous ses camarades d'alors n'ont pas et qui, à force de persévérance pour se trouver « moins nulle » et apprendre et vouloir s'améliorer chemin faisant, imposeront sa marque de fabrique : indépendance, curiosité insatiable. Tout le long de son long parcours, sa sensibilité, sa modernité et la singularité de sa tonalité toute particulière, à la limite de la dépression assumée, illumine le paysage de la chanson française. Dès les débuts nul n'en doute, et au fond pas elle-même qui, malgré ses doutes, sa timidité, sa tendance à s'auto-déprécier, ne se démentira jamais. Avec passion et détermination, elle construira dès lors une carrière forte de 28 albums studios tous sertis de pépites et de succès imparables, Comment te dire Adieu, Partir quand même, Mon amie la rose, Message personnel etc.

Son 28e album studio, son dernier, paru en 2018, sur lequel elle interprète des textes de Yaël Naïm (You're my home) et La Grande Sophie (Le Large), elle l'intitule Personne d'autre d'aprés une chanson qu'elle a écrite et dédiée... à Jacques Dutronc, avec qui elle a continué de correspondre quotidiennement par mail jusqu'à ses derniers jours. La boucle est bouclée, Mademoiselle Hardy, à jamais dans nos têtes et fantasmes Madame Dutronc bien que jamais nommée ainsi, a été par excellence l'autrice et l'interprète du mystère de l'amour, du tumulte des sentiments qui marquent un destin.

Enfance solitaire et modeste

Née à Paris, sous les alertes à la bombe en janvier 1944, quelques mois avant la libération, Françoise Hardy grandit dans un deux-pièces du 9° arrondissement avec sa mère célibataire et stricte, modeste aide-comptable, et sa sœur cadette Michèle. Issu d'un milieu plus bourgeois, le père vit ailleurs et n'apparaît que trois fois par an, parfois moins, en coup de vent. S'il paie le loyer et la scolarité, il tarde à reconnaître ses filles qui ne savent rien de son homosexualité honteuse. Elles portent le patronyme de leur mère, Hardy, passent les week-ends à Aulnay chez les grands-parents maternels. Terreur névrosée - mortifiante au point de lui inspirer des cauchemars jusqu'à la fin de sa vie - sa grand-mère incite un peu plus la jeune Françoise à se replier sur une adolescente studieuse et solitaire, dont les seuls rayons de soleil sont la lecture et les séjours d'été, dans une famille d'accueil en Autriche, avec sa sœur. C'est là que la passion pour les chansons rock anglaises et country américaines qui sortent des transistors la sauve de l'ennui, la gagne, l'éveille. Ses refuges salvateurs se nomment Paul Anka, Eddie Cochran, The Everly Brothers. Elle admire aussi Charles Trenet, Cora Vaucaire, ou encore Georges Guetary, star de l'opérette qui fricote alors avec Dick Rivers et Les Chats Sauvages... À seize ans, elle décroche son bac. Pour la féliciter, son père absent lui a offert une guitare. Sa mère l'inscrit à Sciences Po qu'elle trouve trop bourgeois. Elle se rabat sur une licence d'Allemand à la Sorbonne qui lui laisse le temps de s'entraîner à sa guitare tous les jours, composant ses premières ritournelles sur trois accords.

Icône et pin-up

Fiancée du photographe Jean-Marie Périer qui la magnifie dans son objectif sur toutes ses pochettes d'album, dans les magazines branchés, la timide autodidacte devient vite un phénomène au-delà de ses premières chansons. Partout dans le monde, c'est son image sexy qui l'accompagne. Starisée, affublée de minirobes griffées Courrèges, Rabane ou Saint-Laurent, elle ne s'oblige plus à sourire sur les photos. Les vedettes anglo-saxonnes l'adorent. Bob Dylan lui dédie un poème sur la pochette de son album (Another Side, 1964)... « Elle représentait le summum de la pin-up et elle était épinglée aux murs des chambres branchées de Chelsea. Mick Jagger et Brian Jones, John Lennon et Paul McCartney auraient aimé l'avoir pour fiancée », se souvenait Malcolm McLaren (manager des New-York Dolls puis des Sex Pistols) dans le magazine Trafic Musique, en 2003.

Le cinéma la courtise, sans surprise, mais la laisse froide. Vadim lui a offert un petit rôle dans Un Château en Suède, de même Une balle dans le cœur, tourné en Grèce sous la direction de Jean-Daniel Pollet, lui vaut de bonnes critiques. Mais il y aura aussi Grand Prix, de John Frankenheimer, superproduction MGM avec Yves Montand dont le tournage s'éternise l'été 1966. Déçue par des « répliques insipides qui se comptent sur le doigt de la main », la jeune vedette a eu son compte. Elle jette le gant. Elle se lasse aussi des tournées et récitals qu'elle enchaîne à rythme effréné aux quatre coins du monde (Europe, Brésil, Afrique). En 1968, elle annonce arrêter la scène pour de bon, décision sur laquelle elle ne reviendra jamais, réservant ses rares apparitions en live aux télévisions.

Assumant ses choix, y compris celui de se séparer de Jean-Marie Périer, son plus vieux copain, qui lui a ouvert les codes du Paris bourgeois à ses débuts, elle entame sa liaison avec Jacques Dutronc en 1967 au moment où elle fait l'acquisition de sa maison de Monticello, en Corse. Alors que ce dernier charme la France avec Et moi, et moi, et moi, elle succombe à son regard rêveur et distrait, souvent masqué par ses Ray-Ban d'aviateur.

Le temps de l'indépendance

Deux ans plus tard, elle fait un tabac avec Comment te Dire Adieu. Les paroles sont d'un ami, Serge Gainsbourg, sur une mélodie adaptée de It Hurt to Say Goodbye, une chanson américaine. La tonalité est nouvelle et l'image de la pin-up innocente laisse place à celle d'une femme libre, jean's-baskets et cheveux courts, capable de co-piloter des productions et des arrangements audacieux. Elle ne veut plus rien devoir à personne. D'ailleurs elle intente un procès au label Vogue et finance elle-même, en 1971, un album sans titre, son onzième, qu'elle co-réalise avec la Brésilienne Tuca dans un parfum de bossa-nova. Elle y grave un duo ultra-sensuel avec son amie, La Chanson d'O, et publie La Question, l'une de ses chansons préférées, qui finira par donner son titre au disque, devenu culte au fil des rééditions. À l'écouter, on imagine bien sûr qu'elle s'adresse à son cher Jacques, « ton silence trouble mon silence », « je ne sais pas pourquoi je reste », « tu es ma question sans réponse »...

Incontournable, installée, Hardy ne se froisse pas que les ventes ne suivent pas. La critique est élogieuse, elle est fière de son travail et ça lui va. En 1973, elle opère un retour en force avec Message Personnel qui paraît peu après la naissance de son fils. Michel Berger, aux manettes de la production artistique, lui signe Première Rencontre. Il y a aussi Serge Gainsbourg (L'Amour en privé), Georges Moustaki, le brésilien Toquinho... Plus entourée, la chanteuse mène cependant une vie plus calme, concentrée sur l'éducation de son fils. Elle affirme publiquement son autre passion, l'astrologie, anime des émissions, écrit articles et essais à ce sujet. Elle fera de même avec la graphologie à partir de 1982. Elle ne cessera pas, pour autant, de se retrouver de nouveaux collaborateurs comme Gabriel Yared et Michel Jonasz (Musique Saoule, 1978), Louis Chedid qui cosigne avec elle plusieurs albums dont Gin tonic (1980), Moi Vouloir Toi (1984) et V.I.P (1986).

Créatrice accomplie, solitaire-solaire

À 44 ans, en 1988, elle signe tous les textes de Décalages, son 21° album, dont elle affirme alors qu'il sera son dernier. La chanson Partir quand même est composée par Jacques Dutronc, dont elle est en train de se séparer. « Avant de dire Je t'aime / que le piège se referme »... En 1990, elle se fait parolière des autres : pour Julien Clerc (Fais-moi une place), Jean-Pierre Mader (En résumé, en conclusion), Guesch Patti, Patrick Juvet, Viktor Lazlo... Insuffisant cardiaque de vingt ans son cadet, le palois Alain Lubrano, qu'elle a rencontré sur l'enregistrement de Décalages, devient son poulain, son ami, son plus proche collaborateur. Elle s'investit dans la production du premier album de ce jeune inconnu du grand public (Eaux troubles, 1992) puis reprend le chemin des studios pour cosigner avec lui et Rodolphe Burger les mélodies rock de l'album Le Danger, paru en 1996 chez Virgin. Elle y réaffirme haut et fort son univers sentimental et blessé, où chacune des chansons s'assimile à un coup de blues curieusement apaisant. Célébrée à Londres par le groupe branché Blur qui l'invite en duo sur To the End (1995), elle retrouve son aura d'icône à Londres comme à Paris. En phase avec son temps, elle repère de nouveaux talents (Garbage, Portishead), se pique au jeu. Plutôt que de poser définitivement les micros à 50 ans, comme elle se l'était promis auparavant, elle redevient plus que jamais active en studio. Au cours des années 2000, elle gravera pas moins de six albums supplémentaires, tous guidés par sa patte et son exigence unique, tous ouverts à des collaborations à des collaborations marquantes avec, en vrac, Bashung, Arthur H, Benjamin Biolay, Calogero, Juliette Armanet ou la pianiste Hélène Grimaud, pour n'en citer que quelques-uns des plus connus.

Son influence, majeure, ne fait plus aucun doute. Françoise Hardy donne toujours le « la » à ce patrimoine de la chanson qu'elle a toujours façonnée au présent, comme incapable de vivre et d'écrire autrement que dans l'instant de ses rencontres et de ses sentiments déchirés, assumés parfois aux confins de la complaisance. Autrice accomplie, elle est aussi, ces années-là, la grande amie de Patrick Modiano qu'elle s'amuse à faire passer pour son frère de lait, de Michel Houellebecq dont elle apprécie l'humour cinglant et le désespoir malaisant. Créatrice à part entière et plus endurante qu'elle ne le croyait elle-même, populaire, adulée, mais toujours jalouse de sa solitude, elle s'entoure ainsi, jusqu'au bout, avec soin, avec chic, des bonnes personnes. Comme pour se protéger du monde et de ses bombes, ces bombes qui firent sonner l'alerte à Paris, en 1944, au moment de sa naissance. Et sans doute, aussi, conjurer la solitude, la maladie, la mort.

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Commentaires 3
à écrit le 15/06/2024 à 14:15
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Chanteuse respectable mais individu mystique et réactionnaire.

à écrit le 13/06/2024 à 14:07
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C'est le plus beau hommage a cette femme extraordinaire

à écrit le 12/06/2024 à 13:39
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Toute une époque part avec cette grande dame de la chanson française.

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