Enquête : le dernier tournage de Gérard Depardieu

Sorti en 2022, le dernier film de Gérard Depardieu sera au centre du procès qui s’ouvrira cet automne à l’encontre du monument du 7e art. Son tournage et son scénario sont le reflet d’un cinéma vieillissant secoué par la révolution féministe en cours. Récit.
Pauline Delassus
Gérard Depardieu et Stéfi Celma sur le tournage, au Canadel, dans le Var.
Gérard Depardieu et Stéfi Celma sur le tournage, au Canadel, dans le Var. (Crédits : ARP SELECTION)

« Trois fois on a vu Depardieu passer l'arme à gauche ! » Sur le plateau ce jour-là, les membres de l'équipe assistent au tournage de l'ultime scène du film de Jean Becker Les Volets verts. Une scène de mort. Devant eux, Gérard Depardieu s'effondre brutalement. L'immense acteur gît au sol, face contre terre sous un soleil d'été. Va-t-il se relever ? Tout le monde retient son souffle. « Coupez ! » crie le réalisateur. « Et là, Gérard a souri. On l'a aidé à se remettre debout... Il n'est pas encore enterré ! » lance un témoin qui, comme beaucoup, requiert l'anonymat.

Nous sommes en septembre 2021, au Canadel, un village du Midi sur la route de Saint-Tropez. La villa louée par les producteurs, Michèle Halberstadt et son mari Laurent Pétin, est une splendeur entourée de palmiers, accrochée à une falaise au-dessus de la Méditerranée. Machinistes, régisseurs et décorateurs ont investi les lieux quelques jours auparavant. Des camions ont été garés dans l'impasse qui mène à cette maison de vacances dont la dizaine de pièces a été remeublée. Fauteuils en rotin sur la terrasse; dans la vaste cuisine provençale, on trouve des paquets de Gauloises Caporal et des crus de 1970, pour évoquer l'époque dans laquelle est située l'action. Un détail est resté inchangé : face à la mer et à l'île du Levant, autour des portes-fenêtres, les volets sont bien verts.

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« Allez, bande de fainéants, on tourne ! » Voilà Gérard Depardieu, le grand, le terrible, aussi grossier que truculent, un tempérament de diva, le physique d'un ogre. C'est le dernier tournage de notre Cyrano, mais il ne le sait pas encore. Sa toute-puissance est en fin de course ; d'incarnation de la France, il en devient la honte. « Quand il rit, tout le monde rit ; quand il gueule, tout le monde baisse la tête », résume un technicien. Il poursuit : « Il se permet n'importe quoi, sans limites, traite les hommes de tapettes, les femmes de salopes, impose ses horaires, peut être aussi gentil que soudainement méchant. »

La star ne se déplace pas sans entourage, accompagnée d'un garde du corps et de sa souffleuse, une ancienne assistante réalisatrice qui, depuis plusieurs années, sur chaque tournage, dicte ses répliques à l'acteur dans un micro relié à une oreillette. Il parle de la Russie, passe du temps au téléphone, « on dirait un homme d'affaires », narre un observateur. Avec Benoît Poelvoorde et Fred Testot, également au générique, il plaisante. Au côté de son amie Fanny Ardant, il écoute. Les autres pâtissent davantage de ses humeurs. Notamment Stéfi Celma, repérée dans la série Dix pour cent, qu'il semble ne traiter que par le mépris. « Il ne la considérait pas comme une vraie actrice », glisse l'un de leurs collègues. Même le réalisateur, Jean Becker, seul maître à bord sur le tournage, n'ose contrarier son premier rôle. « J'avais l'impression que Jean Becker était terrorisé par Depardieu, confie Frédéric Ullmann, ingénieur du son. C'est pour ça que l'on tournait vite, sans répétitions. Il voulait préserver ce qu'il considérait comme le diamant de son film. » Dans ce long-métrage, le seizième de Becker, Depardieu joue Jules Maugin, célèbre acteur de théâtre, alcoolique au cœur usé, au sommet de sa gloire et de sa dépression. Sa rencontre avec une jeune femme, mère célibataire, vient égayer son existence solitaire, sans que cela suffise à le sauver.

J'avais l'impression que Jean Becker était terrorisé par Depardieu. C'est pour ça que l'on tournait vite, sans répétitions

Frédéric Ullmann, ingénieur du son

C'est l'histoire d'un crépuscule, en somme, celui d'un homme et de son monde. « On peut y lire une prémonition de la déchéance de Depardieu », commente Jean-Philippe Guérand, spécialiste de cinéma qui a contribué au dossier de presse des Volets. Dans l'interview qu'il fait de Jean Becker, celui-ci déclare : « On assiste à la fin d'un homme qui a bien vécu et qui quitte l'existence avec tristesse. » « Avez-vous perçu dans ce scénario une portée testamentaire ? » interroge Guérand. « Ça pourrait l'être pour Gérard », répond le cinéaste, qui a tourné deux autres films avec la vedette déchue, dont Élisa en 1995.

Le scénario des Volets est écrit par le prolifique Jean-Loup Dabadie ; il s'agit de sa toute dernière création. « Jean-Loup Dabadie est mort pendant le Covid, explique la productrice Michèle Halberstadt. Il avait livré une version du scénario. Est-ce qu'il en aurait fait une autre après ? Je n'en sais rien. » Jean Becker retravaille le texte et en modifie certains aspects. « Il y avait plein de détails qui ne me convenaient pas », dit le metteur en scène. « À mon âge, 87 ans, c'était une aubaine de pouvoir tourner un dernier film », précise-t-il. Ajoutant: « Je trouvais que ça relatait assez bien tout ce que j'avais pu observer personnellement de la vie de comédiens que j'ai bien connus. »

L'ambiance est donc à la nostalgie. La comédie, la célébrité, la vie nocturne dans les bistrots parisiens, l'amour, même, « tout était mieux avant », semble sans cesse penser Maugin, ce héros à côté de qui n'importe quel « boomer » prendrait un coup de jeune. Ces Volets verts sont donc moroses malgré les apparitions radieuses de Stéfi Celma, Anouk Grinberg et Fanny Ardant, le déroulé téléguidé, les dialogues attendus. On est loin des performances divinatoires du « Gégé » d'il y a trente ans.

Un auteur génial, pourtant, signe le roman dont est tiré le scénario. Georges Simenon publie Les Volets verts en 1950, de son inégalable plume il y dépeint son protagoniste beaucoup plus durement que Dabadie et Becker. « Des pans entiers du personnage appartiennent à une époque heureusement révolue, note Halberstadt en 2022. Sa cuistrerie, par exemple. » « Des amis me font craindre qu'on puisse identifier le personnage de Maugin avec tel ou tel acteur célèbre, formulait Georges Simenon. Je tiens à déclarer catégoriquement que Maugin n'est un portrait d'aucun des plus grands acteurs de notre époque. » Aujourd'hui, John Simenon, le fils du romancier belge, concède quand nous l'interrogeons: « Peu d'acteurs sont capables d'exprimer l'homme dans toutes ses dimensions et ses contradictions, du plus noir au plus lumineux. Si mon père s'est toujours défendu d'avoir pensé à Raimu et Chaplin, qu'il connaissait bien, Maugin est bien leur égal, et Depardieu leur héritier. »

Amélie, une décoratrice de 53 ans, a raconté que l'acteur l'aurait « attrapée avec brutalité », avant de lui « [pétrir] la taille, le ventre, en remontant jusqu'à [ses] seins »

L'idée du film naît un jour d'été, en 2017. Depardieu reçoit Halberstadt chez lui et conseille à la productrice de lire cet ouvrage méconnu de Simenon. « Maurice voulait qu'on le fasse, lâche-t-il. Il n'a jamais réussi à venir à bout du scénario. » Comprendre Maurice Pialat, qui l'a fait tourner à quatre reprises avant sa disparition en 2003. « Dès la première scène du livre, l'effet de sidération est total : la similitude entre Maugin et Depardieu est telle... », réagit celle qui se met alors en tête de monter le projet autour du comédien, encore tout à fait « bankable ». John Simenon, propriétaire des droits de son paternel, est un proche de son mari, Laurent Pétin. Leur acquisition est donc aisée.

En 2019, un dîner joyeux avec Jean-Loup Dabadie au festival de Valenciennes la décide: le partenaire fétiche de Claude Sautet et d'Yves Robert sera son scénariste. Suivent des repas mensuels lors desquels Dabadie expose l'évolution de son travail d'écriture, use de son indéniable talent pour donner vie aux personnages et aux scènes, jusqu'au début de la pandémie de Covid et du premier confinement. « Il est parti deux mois dans sa maison du bord de mer, relate Michèle Halberstadt. Nous nous sommes parlé souvent. Nous ne nous sommes jamais revus. » Elle déjeune avec Gérard Depardieu et Fanny Ardant quand la nouvelle tombe, « un choc, une peine immense » : Jean-Loup Dabadie est mort. L'agent Bertrand de Labbey suggère alors de faire appel à Jean Becker, l'un de ses clients, pour finaliser le scénario et le réaliser.

Fanny Ardant

Fanny Ardant, amie de Gérard Depardieu à l'écran et dans la vie ( Crédit : © LTD / ARP SÉLECTION )

Reste le nerf de la guerre : l'argent. Canal+ accepte de financer Les Volets verts, ce qui n'est pas le cas de France Télévisions. Depuis février 2021, Gérard Depardieu est mis en examen pour viols et agressions sexuelles, est-ce la raison de ce refus ? « Non, nous n'avons pas pris cela en compte à l'époque, nous explique Manuel Alduy, directeur du cinéma pour France Télés. On a reçu le projet en janvier 2021, il est passé devant notre comité de sélection, une dizaine de personnes. On l'a trouvé hors du temps. Ça traite d'un acteur en fin de carrière et de son rapport courtois avec une très jeune femme, ce n'est pas le type d'histoire qui nous plaisait. On l'a refusé. Début 2023, après sa sortie réussie en salles, on a hésité à le diffuser. La publication des témoignages de 13 femmes accusant Gérard Depardieu nous y a fait renoncer. » Les poursuites judiciaires n'ont, en revanche, à aucun moment remis en question sa présence au générique des Volets verts. Au total, le comédien est visé par cinq plaintes mais demeure présumé innocent dans l'attente de son jugement. La production s'en tient là. Si la fin est proche, autant l'ignorer...

Pour accompagner les têtes d'affiche - Depardieu, Ardant, Poelvoorde - la directrice de casting Sylvia Allegre suggère à Jean Becker, avec qui elle collabore fréquemment, Stéfi Celma, Anouk Grinberg et une myriade de comédiens de théâtre pour occuper les rôles mineurs. Né dans les années 1930, Becker - il le dit lui-même -, a une conception datée de l'incarnation de ses personnages et est d'abord surpris par la proposition de Stéfi Celma. Voici ses mots, en 2022 : « Je me suis demandé s'il était logique qu'une souffleuse de théâtre des années 1970 soit métisse, et ça m'a fait un peu peur de donner l'impression de vouloir faire moderne en choisissant une femme de couleur [...] » Il s'y résout : « Comme aujourd'hui c'est passé dans les mœurs, personne n'y trouvera à redire. »

Une confession qui a le mérite de la franchise. Afin de faire répéter les seconds rôles et parce que son expérience rassure le metteur en scène, Sylvia Allegre est présente sur le plateau lors du tournage qui démarre en août 2021, à Paris, dans des brasseries, dans un appartement et en studio, puis se poursuit dans le Var, dans la villa du Canadel. Contrairement à d'autres, elle en garde un bon souvenir: « Il y avait une ambiance joyeuse, beaucoup de rires. » Elle concède cependant: « Depardieu peut crier des grossièretés, on le sait tous. Je n'ai pas eu vent des problèmes rencontrés par certains. »

Jean Becker

Jean Becker, réalisateur du film Les Volets verts ( Crédit : © LTD / ARP SÉLECTION )

D'autres dépeignent une atmosphère rendue pesante par le comportement de la star aux penchants tyranniques. Anouk Grinberg a déclaré dans Elle : « Je l'ai entendu débiter ses ordures sexuelles aux autres femmes sur le plateau. [...] Il disait en ricanant: "Il faut que je fasse gaffe, la justice m'emmerde à cause d'une petite qui me traîne en justice." » Quand nous rencontrons Frédéric Ullmann, l'ingénieur du son veut nuancer : « J'étais content d'entendre dans mon casque les voix de Fanny Ardant et de Gérard Depardieu. C'est parce qu'on aime les acteurs que l'on fait ce métier. Mais j'ai souvent été empêché de faire correctement mon travail à cause de Depardieu, qui refusait de porter un micro-HF. Il est allé jusqu'à insulter mon assistante. Cela dit, ça ne remet pas en question l'atmosphère générale, qui était bonne. »

Des faits plus graves ont été dénoncés lors du tournage, révélés par Mediapart et dont la justice s'est emparée. Amélie, une décoratrice de 53 ans, a raconté aux policiers comment, alors qu'elle travaillait, l'acteur l'aurait « attrapée avec brutalité », avant de lui « [pétrir] la taille, le ventre, en remontant jusqu'à [ses] seins ». « Viens toucher mon gros parasol, je vais te le fourrer dans la chatte... », aurait-il ajouté élégamment. Le garde du corps de Depardieu serait intervenu pour l'aider à lui échapper. « On se reverra, ma chérie ! » aurait-il menacé. Quand des excuses sont exigées, il aurait lancé: « L'emmerdeuse qui fait des histoires ! Je m'excuse, t'es contente ? »

Scène Les Volets verts

Une scène de pêche en mer tournée à Martigues avec Benoît Poelvoorde et Gérard Depardieu. ( Crédit : © LTD / GUEROULT SERGE/ LA PROVENCE/MAXPPP )

Quelques jours plus tard, c'est à une assistante réalisatrice de 33 ans qu'il s'en serait pris, lui touchant les fesses et la poitrine et la traitant de « balance » quand, une nouvelle fois, des excuses sont demandées. En mars 2024, deux plaintes sont déposées pour « agression sexuelle », et Gérard Depardieu est placé en garde à vue le 29 avril. Il est par ailleurs mis en examen pour viols sur la comédienne Charlotte Arnould. Il a formellement contesté ces accusations susceptibles de relever de la loi pénale.

Quand est sorti le film, en août 2022, le box-office a enregistré 320000 entrées malgré des critiques mitigées. « Ni le film ni l'acteur ne sortent vainqueur de ce mortel défi », écrit Le Monde. Libération y relève « un charme angoissant ». Le Journal du Dimanche titre « Depardieu, immense décidément ». Dans une interview au Figaro Madame, Fanny Ardant et lui affichent leur complicité en photos, baisers sur le front, sourires conquis, une jolie et inconséquente fuite en avant. À la question « Êtes-vous encore rebelles ? », Depardieu répond: « Je réfute la justice. Tant qu'elle ne sera pas juste, je n'en veux pas. Elle est politique, je n'y ai jamais cru ». Son procès s'ouvrira à Paris le 1er octobre.

Pauline Delassus

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Commentaire 1
à écrit le 16/06/2024 à 8:53
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"Acquérir de la puissance cela se paie cher, la puissance abêtit" Nietzsche

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