![Pour sa future centrale à fusion, l'entreprise Gauss a choisi d'utiliser un stellarator pour confiner le plasma. Sur cette photo, le stellarator du réacteur expérimental Wendelstein 7-X, situé en Allemagne.](https://static.latribune.fr/full_width/2385147/stellarator-de-wendelstein.jpg)
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, le nucléaire n'est pas uniquement source de clivage entre Berlin et Paris. Les deux pays peuvent également faire preuve de coopération en la matière. En effet, si l'Allemagne a décidé de tourner le dos à la technologie de fission nucléaire, elle n'ignore pas du tout les enjeux de la fusion nucléaire... Bien au contraire. Non seulement le pays dispose des équipes de recherches les plus en pointe dans ce domaine, mais il nourrit aussi des ambitions industrielles.
C'est notamment le cas de la société Bruker qui commercialise des câbles supraconducteurs, un élément clé pour assurer le confinement du plasma dans un réacteur à fusion. Celle-ci s'est alliée à quatre autres industriels européens, dont le français Alcen et sa filiale bordelaise Alsymex, premier fournisseur du programme scientifique international Iter, censé démontrer la viabilité de la fusion nucléaire à grande échelle. Ensemble, ils ont fondé la société Gauss Fusion. Basée à Garching-Munich, en Allemagne, celle-ci s'est donnée pour objectif de connecter au réseau électrique une centrale de fusion nucléaire d'ici le début des années 2040.
Reproduire le mécanisme à l'œuvre dans le soleil
Depuis près de 100 ans, les scientifiques tentent de reproduire, sur Terre, le mécanisme à l'œuvre dans le soleil et les étoiles. Contrairement à la fission nucléaire, sur laquelle repose toutes les centrales nucléaires en fonctionnement dans le monde, la fusion nucléaire ne consiste pas à casser des noyaux lourds d'uranium pour libérer de l'énergie, mais à faire fusionner deux noyaux d'hydrogène extrêmement légers pour créer un élément plus lourd. Dans le détail, le mariage forcé du deutérium et du tritium permet de produire de l'hélium et un neutron. Cette réaction doit alors générer des quantités massives d'énergie sous forme de chaleur, qui peut ensuite être transformée en électricité grâce à une turbine.
La fusion nucléaire suscite d'immenses espoirs car si l'homme savait la contrôler, cette source d'énergie cocherait toutes les cases : l'électricité qu'elle pourrait délivrer serait quasi illimitée, décarbonée, sûre, et produirait très peu de déchets radioactifs à vie longue. Alors que les défis technologiques restent immenses, la fusion sort peu à peu des laboratoires. Dans son dernier rapport, publié en juillet dernier, la Fusion industry association (FIA) dénombre désormais une quarantaine d'entreprises privées actives dans ce domaine à travers le monde, dont plus de la moitié se situe aux Etats-Unis. Quelques-unes ont également vu le jour en Europe, à l'image de Renaissance Fusion en France, Deutelio en Italie ou encore de Marvel Fusion en Allemagne.
Industrialiser la fusion
Gauss Fusion, elle, entend se distinguer par « sa puissance industrielle ». « Nous ne sommes pas une start-up, mais une entreprise issue de cinq grands groupes industriels. Nous avons à la fois une vision plus réaliste, mais aussi l'expérience de la gestion de grands projets », défend Frédérick Bordry, directeur technique de la jeune entreprise, après avoir piloté pendant sept ans les accélérateurs et la technologie de l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern).
Comme Iter, Gauss Fusion a fait le choix de la technologie du confinement magnétique. Cette approche consiste à faire chauffer un plasma à 150 millions de degrés et à le confiner grâce à des aimants extrêmement puissants, capables de rapprocher les particules et de les faire circuler selon une trajectoire bien précise. Toutefois, à la différence du programme européen, la jeune entreprise a choisi un design de réacteur bien particulier : le stellarator, qui diffère du tokamak bien plus répandu et étudié par les chercheurs par le passé. Initialement conçu par les Américains, ce type de réacteur est plus difficile à construire que le tokamak, mais il présente un grand avantage : il permet d'obtenir un plasma très stable et de produire de l'énergie de manière continue et non pulsée.
Une centrale d'un gigawatt de puissance
Gauss entend achever sa phase de conception en 2025, après trois années de travail. Elle entamera ensuite une phase d'ingénierie, qui devrait durer sept à huit ans. « L'objectif à l'issue de cette période est d'arrêter les spécifications techniques afin de les transmettre aux industriels », précise Frédérick Bordry. En parallèle, la société prévoit d'initier des discussions avec les différentes autorités de sûreté nucléaire en vue d'obtenir les autorisations nécessaires. Devrait alors débuter la phase de construction et d'assemblage. « Nous voulons construire une centrale d'une puissance d'un gigawatt, l'équivalent d'une tranche de fission nucléaire, capable de produire entre 7 et 8 térawattheures par an », indique le directeur technique. La localisation de cette première centrale doit être arrêtée en 2027. Une short-list devrait être établie dès 2025.
Le principal défi que Gauss devra relever concerne la disponibilité du tritium, essentiel à la réaction de fusion. « Aujourd'hui, l'inventaire du tritium dans le monde s'établit à 25 kg. Or, la centrale que nous voulons construire devrait en consommer 150 kg par an », explique le directeur technique. Pour qu'une telle centrale à fusion soit viable, le réacteur doit être capable de générer autant de tritium qu'il n'en consomme et donc de créer une boucle.
L'autre grand défi a trait au financement. Soutenue à hauteur de 8 millions d'euros par les cinq groupes industriels fondateurs, Gauss a également obtenu une aide de 9 millions d'euros de la part du gouvernement fédéral allemand dans le cadre d'un programme de recherche et espère décrocher une aide additionnelle de 18 millions d'euros pour ses travaux sur le tritium.
Des centrales à 10 milliards d'euros ?
En parallèle, l'entreprise cherche actuellement à lever 40 millions d'euros supplémentaires. Dans cette optique, sa PDG Milena Roveda a entamé, en début de semaine, une tournée française auprès de potentiels investisseurs, parmi lesquels figurent des fonds de capital risque, mais aussi des pétro-gaziers. L'entreprise travaille aussi à l'ouverture d'un bureau tricolore, dont une antenne pourrait être basée à Bordeaux, afin de candidater à l'appel d'offre France 2030 dans l'optique de décrocher une subvention de plusieurs millions d'euros.
Au total, la première centrale devrait coûter 18 milliards d'euros. « L'idée, à terme, est d'abaisser ce coût à environ 10 milliards d'euros, soit l'équivalent d'un réacteur EPR [qui s'appuie sur de la fission nucléaire, ndlr] », assure Frédérick Bordry. Selon lui, l'Europe aura besoin de quelque 200 centrales à fusion à l'horizon 2100. Et ce, même dans un mix composé à 60% d'énergies renouvelables.
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