Gaz : pourquoi Bruxelles veut sanctionner le transit de GNL russe dans les ports européens

Dans un texte provisoire débattu la semaine dernière lors d'une réunion des ambassadeurs des Vingt-Sept, l’exécutif bruxellois propose d’interdire les transbordements de gaz russe sur les côtes européennes. Ce serait une première : jusqu’ici, cette source d’énergie fossile n’avait fait l’objet d’aucune sanction, malgré les revenus importants qu’elle génère pour Moscou. Mais concrètement, à quoi ces opérations de transbordement servent-elles, et, surtout, en quoi leur interdiction pénaliserait-elle la Russie ? Décryptage.
Marine Godelier
Au sein de l'UE, trois ports sont principalement utilisés par les navires russes pour transborder le gaz : Bilbao en Espagne, Montoir-de-Bretagne en France, et Zeebrugge en Belgique, qui disposent d'infrastructures permettant de transférer directement le GNL d'un navire à un autre.
Au sein de l'UE, trois ports sont principalement utilisés par les navires russes pour transborder le gaz : Bilbao en Espagne, Montoir-de-Bretagne en France, et Zeebrugge en Belgique, qui disposent d'infrastructures permettant de transférer directement le GNL d'un navire à un autre. (Crédits : Franck Badaire/Elengy)

C'est une première depuis l'invasion de l'Ukraine par Moscou, en février 2022 : les Vingt-Sept envisagent enfin de cibler le gaz russe dans le cadre d'un quatorzième paquet de sanctions. Et plus précisément le gaz naturel liquéfié (GNL), issu notamment de l'usine de Yamal en plein cercle arctique russe et transporté par la mer jusqu'aux côtes européennes, selon une proposition provisoire de la Commission européenne.

Les pourparlers n'en sont néanmoins qu'à leur début, et ces représailles ne concerneraient qu'une petite partie du GNL envoyé vers le Vieux continent : celui qui y transite avant de repartir vers des pays tiers à bord d'autres navires, notamment en Chine ou en Turquie. Mais concrètement, à quoi ces opérations de transbordement servent-elles, et quelles pertes de revenus leur interdiction engendrerait-elle non seulement pour Moscou mais aussi pour les entreprises européennes qui en tirent aujourd'hui profit ? Pour y voir plus clair, La Tribune fait le point.

Quelles sanctions sont proposées ?

Dans un texte provisoire, la Commission européenne propose d'interdire un volet bien précis dans le business juteux des livraisons de gaz russe : les transbordements de navire à navire effectués dans des ports de l'Union européenne, en vue de rediriger le GNL vers des pays tiers. Le principe : garantir que les installations du Vieux continent ne soient pas utilisées à cet effet.

Et pour cause, une partie des cargaisons de GNL qui sont aujourd'hui envoyées vers l'Europe n'y restent pas, mais transitent avant de repartir, après un changement de bateau, vers d'autres régions du monde. Et notamment le gaz issu de l'usine sibérienne Yamal LNG de Novatek (dont TotalEnergies détient toujours plus de 20%), qui dispose d'une flotte de 15 méthaniers brise-glace spécialement conçus et construits pour acheminer le GNL vers l'Europe (et, quand la banquise fond en été, vers l'Asie). Résultat : l'an dernier, selon le CREA (Centre for Research on Energy and Clean Air), sur les quelque 20 milliards de mètres cubes de GNL russe réceptionnés en Europe, 6 milliards (soit 30%) ont été transbordés dans les ports du bloc, dont 4,4 milliards de m3 (22%) vers des pays hors UE - notamment la Chine, le Japon ou le Bangladesh - et 1,6 milliards (8%) vers d'autres Etats de l'UE.

Par extension, l'exécutif bruxellois interdirait d'ailleurs « de fournir, directement ou indirectement, une assistance technique » et d'autres services - approvisionnement de navires, changement d'équipage, services de remorquage - « au profit d'un navire transportant vers un pays tiers du GNL originaire de Russie », propose la Commission. Or, à l'heure actuelle, le transbordement n'est illégal qu'au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.

Lire aussiGNL : quatre questions pour comprendre son impact climatique

Pourquoi les transbordements sont-ils si importants pour Moscou ?

Si la Russie pratique le transbordement, c'est parce que ces opérations lui permettent d'avoir un débouché international pour sa production de GNL, de manière plus rapide et moins chère que si ces escales n'existaient pas. En effet, ses navires brise-glace, conçus pour les routes maritimes arctiques de Sibérie, peuvent ainsi décharger leur cargaison directement dans des bateaux plus petits et plus adaptés aux routes commerciales mondiales. Ces méthaniers conventionnels ainsi gorgés de gaz se dirigent ensuite vers les clients finaux, libérant les immenses brise-glace russes, lents, rares et chers, pour se rediriger immédiatement vers le nord...et ainsi de suite.

Sur le Vieux continent, ce sont la Belgique, la France, les Pays-Bas et l'Espagne qui sont les principaux points de transit. Selon une étude de l'ONG environnementale allemande Urgewald, le port belge de Zeebrugge et le terminal méthanier français de Montoir-de-Bretagne (port de Nantes) constituent des plaques tournantes cruciales pour les acheminements de GNL russe vers la Chine, Taiwan ou encore la Turquie. L'idée de Bruxelles serait donc de freiner ce commerce lucratif, en restreignant la capacité de la Russie à acheminer son gaz à travers le monde.

Quelles seraient les pertes de revenus pour la Russie ?

Il paraît délicat d'affirmer avec certitude quel serait l'impact financier de telles sanctions sur Moscou. Concrètement, l'an dernier, le coût du GNL russe envoyé vers les côtes européennes (y compris pour transbordement) s'élevait à 8,2 milliards d'euros, selon les estimations du CREA. En reprenant les chiffres précédents, les pertes pour la Russie dues à l'interdiction d'utiliser les ports de l'UE s'élèveraient donc théoriquement à 1,8 milliards d'euros pour les cargaisons envoyées hors UE, et à 2,5 milliards d'euros pour l'ensemble des pays (y compris de l'UE). L'impact pourrait être d'autant plus important que les navires du monde entier évitent déjà la mer Rouge après les attaques des Houthis du Yémen, les obligeant à contourner l'Afrique.

Néanmoins, la Russie dispose d'autres options : elle effectue des transferts de navire à navire près de son port de Mourmansk, au nord du cercle polaire, qui pourraient être utilisés pour libérer davantage de navires. Par ailleurs, en été, lorsque la glace fond, la Russie peut également emprunter la route maritime du Nord. Au global, de nouvelles sanctions n'arrêteront donc probablement pas les exportations, mais il faudra les recharger ailleurs, ce qui pourrait susciter le mécontentement des Chinois et de l'Inde, les principaux acheteurs.

Les entreprises européennes qui tirent profit de ces transbordements seraient-elles pénalisées ?

Au sein de l'UE, trois ports sont principalement utilisés par les navires russes pour transborder le gaz : Bilbao en Espagne, Montoir-de-Bretagne en France, et Zeebrugge en Belgique, qui disposent d'infrastructures permettant de transférer directement le GNL d'un navire à un autre. Selon les hypothèses du groupe de réflexion IEEFA (Institute for Energy Economics and Financial Analysis) basées sur les données du cabinet de conseil Kpler, le port belge de Zeebruge a ainsi transbordé près de 2 milliards de mètres cubes (Gm3) de GNL russe au premier trimestre de 2023, et le terminal français de Montoir-de-Bretagne 0,3 Gm3. Et les entreprises qui gèrent ce transit sont notamment l'espagnol Naturgy, le français Elengy et le belge Fluxys, qui jouent le rôle de prestataires de services pour Yamal LNG, via des contrats à long terme.

Elengy avait d'ailleurs été le premier opérateur au monde à réaliser un tel transbordement, en 2013. Deux ans plus tard, la société avait validé un investissement de 65 millions d'euros pour permettre aux méthaniers brise-glace sibériens de transborder au plus vite leur cargaison. But de l'opération : rénover de fond en comble deux appontements, aménager les équipements et accroître le débit des pompes, pour réduire le temps d'escale de 48 à 24 heures, afin que les brise-glace repartent au plus vite possible vers l'usine de liquéfaction de Yamal.

La même année, Elengy avait ainsi signé avec Novatek un accord sur 23 ans, portant sur un million de tonnes de GNL transbordées par an à Montoir (soit 14 cargaisons annuelles), un contrat repris par TotalEnergies en 2018. Interrogée, Elengy ne communique cependant pas sur les revenus issus de ces services, qui génèrent probablement d'importantes marges. De son côté, TotalEnergies affirme que seulement deux opérations de transbordement de GNL russe ont eu lieu à Montoir depuis 2022 dans le cadre dudit contrat.

Lire aussiPourquoi TotalEnergies ne cède pas ses actifs en Russie

De fait, l'an dernier, c'est un autre port européen qui a transbordé 70% du GNL russe, selon l'ONG flamande Bond Beter Leefmilieu : celui de Zeebrugge. Environ 90% du GNL de Yamal transbordé à Zeebrugge depuis 2021 a été expédié vers des pays tiers, selon les experts de Kpler. L'équivalent belge d'Elengy, Fluxys, touche ainsi environ 50 millions d'euros par an grâce à un accord avec Yamal LNG qui expire en 2039, confirme à La Tribune un porte-parole de l'entreprise.

Reste également à savoir si les sanctions de l'Union européenne permettraient ou non à ces sociétés de de mettre fin unilatéralement à leurs contrats sans s'exposer à des sanctions ou à des poursuites judiciaires de la part de leurs partenaires russes, en invoquant un cas de « force majeure ».

Les sanctions s'attaqueraient-t-elles également à la consommation de GNL russe en Europe ?

Au-delà de ces transbordements, il ne s'agirait en revanche pas d'interdire ou de restreindre les importations de GNL russes dans l'UE. Or, selon l'IEEFA, les importations de GNL ont représenté environ 37% de la consommation de gaz de l'Europe en 2023, contre 34% en 2022. Selon ce même institut, de janvier 2022 à décembre 2023, l'UE a payé environ 23,8 milliards d'euros pour le GNL de Russie. Et alors même que la France ne compte plus sur les acheminements par pipelines, ses importations de gaz naturel liquéfié transporté par navire depuis la Russie ont augmenté de 41% entre janvier et septembre 2023 par rapport à la même période en 2021.

Par ailleurs, pour acheminer le fameux combustible des quatre coins du monde, la France continue d'ajouter de nouvelles capacités d'importation de GNL, afin de le réceptionner sur ses côtes. En témoigne la mise en service du terminal méthanier flottant de TotalEnergies le 26 octobre dernier au port du Havre (Seine-Maritime). Baptisé Cape-Ann, ce bateau-usine réceptionnera le GNL apporté par d'autres navires, avant de le réchauffer pour l'injecter dans le réseau de transport de gaz terrestre.

Une fois opérationnel, il ajoutera 5 milliards de mètres cubes de capacité d'importation à la France. Auxquels se grefferont d'ailleurs 2 milliards de mètres cube supplémentaires d'ici à 2030 du fait de l'extension d'un des terminaux méthaniers exploités par Elengy, Fos Cavaous à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône)... dont la capacité a déjà augmenté de 5 mmc depuis début 2022.

Le mouvement est tel que, désormais, les flux de GNL français dépassent les importations par pipeline, malgré l'impact carbone plus important de ce dernier lié à la liquéfaction, le transport, et la regazéification de ce combustible. En effet, alors que 266 térawattheures (TWh) de gaz ont été acheminés par tuyaux en 2022 (contre 526 TWh en 2014), ce chiffre s'élevait à 369 TWh pour le GNL, selon l'IEEFA.

Lire aussiGNL : la voie est libre pour le terminal méthanier du Havre

Marine Godelier

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 6
à écrit le 16/05/2024 à 8:43
Signaler
Pour que les actionnaires gagnent plus. Une autre question facile comme ça ? ^^

à écrit le 15/05/2024 à 18:48
Signaler
Bonjour, bon la Russie utilise l'énergie comme moyen de pression et de vassalité dans certains pays européens... Tous cela n'est pas acceptable... Donc nous devons taxé le transfert de cette énergie...

à écrit le 15/05/2024 à 3:47
Signaler
Nos clowns ne sanctionnent que les peuples européens . Il faudrait que le marché du gaz, soit un marché uniquement européen pour que cela fonctionne. Les Russes iront le vendre ailleurs, certes moins cher mais en plus grande quantité.

à écrit le 14/05/2024 à 21:07
Signaler
Un coin de l'Eurasie qui sanctionne à sans arrêt son "reste du monde". Quelle arrogance !

à écrit le 14/05/2024 à 17:31
Signaler
L'UE: Un club de pays masochistes !!! :):):)

à écrit le 14/05/2024 à 16:37
Signaler
L'économie, c'est de l'énergie transformée. A force de la renchérir, nos dirigeants et haut fonctionnaires finiront bien par achever l'économie des pays de l'UE. Il faudrait rebaptiser Bruxelles par son vrai nom... Washington !

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.