Quand la campagne présidentielle prend des airs de cours de récré

Par Sophie Péters  |   |  1598  mots
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A 40 jours du premier tour des présidentielles, le ton comme le fond des débats reste digne des cours de récréation. A chercher des boucs émissaires et à entretenir un dialogue de sourds, les deux leaders des grands partis déçoivent et peinent à proposer des réformes attendues par les citoyens, conscients que le pays a besoin de se régénérer.

De dîners en ville en cocktails mondains jusqu'aux cafés du commerce ou aux couloirs du métro, c'est le même constat de désolation parmi les citoyens : "Jamais vu un débat de campagne aussi ras les pâquerettes", "les vrais sujets ne sont pas abordés". Les sondages le confirme : 65% des citoyens trouvent la campagne inintéressante selon le baromètre d'intentions de vote Ipsos/Logica Business Consulting ! 73% regrettent de ne pas voir suffisamment abordés les thème du logement et des retraites, 68% la justice, 62% l'environnement et l'éducation, 63% le pouvoir d'achat, 55% l'avenir du nucléaire en France, 59% le chômage et l'emploi, 42% la politique étrangère, 53% l'insécurité, 43% la construction européenne, 39% la fiscalité, et 36% la dette publique et les déficits (cliquer ici).

Le bouc-émissaire : une réponse collective apaisante

Consternation parmi les électeurs. Mais surtout incompréhension. Tous sont bien au fait des bouleversements du monde. Depuis 2008 et le début de la crise, on leur martèle la taille des enjeux. Alors ? Alors en pleine campagne électorale pour élire leur nouveau président, les Français attendent à juste titre un débat à la hauteur des questions qui s'imposent. Pour l'heure, ça vole plutôt bas, très bas...Si la droite se réjouit qu'à Villepinte ce week-end, Nicolas Sarkozy ait rappelé que la France avait destin lié avec l'Europe, son discours tenait plus de la dénonciation que d'un véritable programme porteur de réformes. Chaque camp désigne les coupables et pointe du doigt les fautifs. Les riches à gauche, l'Europe et les chômeurs à droite. On frôle la caricature. A chacun son bouc émissaire. Tout se passe comme si la crise financière et économique avait renforcé une crise de la représentation politique.

L'écart entre les discours et ce qu'on en fait

Depuis René Girard et sa théorie du bouc émissaire, on sait combien le changement quand il est subi, perçu comme violent, non maîtrisable, génère une frustration qui elle-même peut se transformer en agressivité. Agressivité, nous dit le philosophe, tournée ainsi vers le ou les responsables de la non atteinte possible des objectifs et, si ceux ci ne sont pas identifiables ou inaccessibles, ou trop puissants...agressivité tournée vers le différent ou le plus faible...ou l'envié...! "La stigmatisation intervient alors comme symptôme et remède inconscient à la crise sociétale. Face à une dynamique de dérégulation, le phénomène du bouc-émissaire apporte une réponse collective apaisante. L'écart entre les discours et ce qu'on en fait engendre de l'indicible et nourrit une dynamique d'auto-reproches dont le bouc-émissaire permet l'expiation symbolique", explique Rémi Casanova, professeur en Sciences de l'Education à Lille 3. Ce phénomène collectif, universel et archaïque, n'est pourtant pas inéluctable dans ses effets, souligne ce chercheur sur les violences en institution : fondé sur le désir mimétique, il se nourrit de rivalité et s'apaise dans la complémentarité. Sa valeur d'indice du dysfonctionnement des institutions peut aussi en faire un outil de prévention et de remédiation.

Des élites au bord de l'asphyxie

En 2009, dans une "Lettre ouverte à mes amis de la classe dirigeante", l'éminence grise de la République Alain Minc donnait à ses amis de l'oligarchie politique et financière un avertissement resté lettre morte : "Mesurez-vous que le pays a les nerfs à fleur de peau, que les citoyens ont le sentiment, fut-il erroné, de subir une crise dont nous sommes tous, à leurs yeux, les fautifs ? Ignorez-vous que la quête de boucs émissaires est une constante de notre histoire et que 1789 se joue en 1788 ?" On s'attendait donc tout naturellement dans cette campagne à une tentative de compréhension par les élites du pays des réalités vécues par les citoyens. D'autant que les opus se multiplient sur le besoin de retrousser les manches et de réformer la douce France, tel le "Reprenons-nous" de Jean-Paul Delevoye, ex-médiateur de la république, et président du Conseil économique et social (CES), qui en appelle à "une révolution mentale et comportementale des citoyens et des responsables politiques, et à une nouvelle respiration politique". Pour l'heure, ce serait plutôt l'asphyxie : le pouvoir continue de fonctionner en autarcie, enfermé dans les petits cercles concentriques des réseaux d'influence, des groupes de pression, et des coteries en tous genres.

Une incapacité à dialoguer avec le citoyen

Parmi les causes et remises en causes possibles, interrogeons notre modalité de dialogue. Si l'on en croit le père du "Constructionisme social", Kenneth J.Gergen, "nous avons hérité d'une tradition de règlements des conflits fondés sur l'argumentation logique, procédé habituel mal adapté à l'appréhension de nos divergences contemporaines. Car les opposants qui argumentent l'un contre l'autre tentent chacun de démontrer la supériorité de leur point de vue : c'est un exemple type de combat disputé par deux parties qui cherchent toutes deux à remporter la victoire." Selon ce professeur de psychosociologie sociale au Swarthmore College près de Philadelphie, on part du principe que la logique de l'adversaire doit être cohérente et, si jamais la moindre faille apparaît dans sa logique, on cherche immédiatement à le détruire.

Explorer des modalités d'échanges plus coopératives

Or, si nous ne rompons pas avec cette tradition des argumentaires dans les formes de dialogue que nous préconisons, nous dit Gergen, nos problèmes contemporains, comme par exemple les conflits entre Israéliens et Palestiniens, n'ont aucune chance d'être résolus. Son idée serait d'explorer des modalités d'échanges plus coopératives mettant en doute l'orientation de la réalité unique. Ainsi ne pas répondre à une attaque par une contre-attaque et sortir d'une narration centrée sur les problèmes pour lui préférer une ouverture à des perspectives possibles. Au lieu de lutter contre les erreurs des uns et des autres ou des institutions, il s'agit de créer et travailler à une vision plus constructive, d'inventer de nouvelles pratiques relationnelles. L'enjeu est là : définir une méthode de réflexion collective pour irriguer la société d'une capacité à inventer et à se remettre en question de façon constructive. Dialoguer avec le citoyen pour lui donner la parole et non pour lui donner raison. On en est loin, si loin. Au point que, que l'establishment a perdu le sens même de ses responsabilités, et pire, de ce qu'il doit aux citoyens.

Pas de performance sans qualité du lien social

Une récente étude de l'Observatoire du Dialogue et de l'Intelligence sociale (ODIS) démontre comment, selon une gouvernance en place, des systèmes humains peuvent produire ou détruire simultanément du lien social et de la performance. Or le clivage politique central dans les sociétés postindustrielles repose sur l'opposition du travail et du capital. Opposition qui dans la sphère économique a trouvé sa déclinaison dans le champ politique sous la forme du clivage libéralisme/socialisme. Les partis situés à gauche de l'échiquier politique font primer le lien social sur la performance tandis qu'à l'opposé les partisans du libéralisme économique et plus globalement les partis de la droite font primer la performance sur le lien social. "La corrélation étroite entre lien social et performances dévoile l'ineptie de ce clivage et donc la caducité des termes actuels du débat public", note le rapport de l'ODIS "Gouvernance : Lien social et performance".

Pas de performance durable sans qualité du vivre ensemble

Ses indicateurs statistiques montrent qu'il n'y a pas de performance durable sans qualité du vivre ensemble. En miroir il n'y a pas non plus de cohésion sociale durable au sein d'un groupe social qui ne remporte pas quelques succès collectifs. "Le raisonnement politique ne peut plus être "faut-il générer d'abord du lien social ou de la performance ?" Mais "comment faire pour générer les deux simultanément ?", conclut l'ODIS. Sur une longue période on constate qu'un corps social soit construit l'un et l'autre, soit détruit. Car les niveaux de lien social et de performances dépendant d'un seul et même paramètre : c'est le mode de gouvernance qui organise la circulation des personnes et des informations afin que chaque fait, chaque idée, chaque expérience, chaque savoir-faire, et chaque énergie, trouve la place qu'il mérite au profit de tous".

Réinventer le débat public

Il s'agit de savoir si face aux dangers qui guettent et aux évolutions nécessaires pour s'adapter au mouvement permanent du monde, nous allons nous replier sur notre passé glorieux, nos savoirs théoriques, nos intérêts particuliers, nos proches avec un mode de gouvernance qui concentre les pouvoirs en quelques mains que nous croyons "éclairés" ou si nous allons savoir organiser l'ouverture à toutes les personnes, tous les faits, toutes les idées ? Si nous sommes capables de réinventer un vrai débat public, de mettre les problèmes sur la table, d'écouter, d'expliquer, de valoriser les potentialités, d'accompagner les individus plutôt que de défendre le système, de ne plus sacrifier la vision à long terme aux urgences quotidiennes, d'oser prendre des initiatives et des risques ? Il n'est pas certain, malheureusement, que l'issue de cette campagne présidentielle nous en donne la réponse. En attendant, on peut toujours jouer à tenter de mettre des noms de candidats derrière cet exergue d'Aristote : "L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"....