C'est un dossier vieux de plus de cinq ans qui est sur le point d'aboutir. L'Union européenne et ses Etats membres sont sur le point de valider un accord de ciel ouvert avec le Qatar. Autrement dit un accord de libéralisation des services aériens permettant notamment aux compagnies aériennes membres de cet espace de pouvoir desservir n'importe quelle ville sans aucune restriction en termes de capacités ou de fréquence des vols.
On aurait pourtant pu croire enterré ce texte, qui était en attente de signature depuis mars 2019 à cause d'un différend entre Britanniques et Espagnols sur la désignation de Gibraltar. Mais la sortie effective du Royaume-Uni de l'Union européenne a permis à de résoudre ce problème ancestral et de permettre à Bruxelles de relancer ce dossier au printemps dernier.
Le texte est pour l'instant en train de naviguer dans les méandres de la procédure d'adoption européenne. Parti de la Commission européenne, il doit être validé fin septembre par les représentants permanents des Etats membres puis par le Conseil de l'Union européenne. Dès lors, il pourra être signé par la Commission au nom de l'Union européenne à l'automne. Le Qatar devrait en faire de même dans la foulée. Le texte sera alors immédiatement appliqué à titre provisoire, sans attendre sa ratification par les parlements nationaux et du parlement européen.
Le ciel s'ouvrira cet automne
Dès cet automne, Qatar Airways va donc obtenir des droits de troisième et quatrième libertés sans limitation au niveau des routes, de la capacité et des fréquences, entre n'importe quel point du Qatar et de l'Union européenne. Une première pour un transporteur du Golfe. La compagnie nationale va donc pouvoir faire fonctionner son hub à plein régime vers l'Europe une fois que le trafic long-courrier repartira de l'avant.
Lire ici : les libertés de l'air, kézako ?
Certes, ces droits sont également octroyés aux transporteurs européens, mais ils sont bien moins intéressants. Au vu du faible volume que représente la desserte du Qatar, Air France, Lufthansa et les autres n'auront aucun intérêt à déployer de la capacité vers Doha.
L'accord prévoit tout de même une période transitoire de cinq ans pour le trafic sur l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Italie et les Pays-Bas qui, contrairement aux autres pays européens, n'avaient pas encore libéralisé leur ciel via des accords bilatéraux avec le Qatar. Actuellement, la France accorde 42 fréquences à Qatar Airways, dont la moitié sur Paris. Elle passera progressivement à 96 d'ici la saison IATA hiver 2023-2024, puis ouvrira complètement son ciel l'année suivante.
Un cran supplémentaire sur le cargo
Sur l'activité cargo, l'accord va encore plus loin en accordant un droit de cinquième liberté, soit la possibilité pour une compagnie qatarie d'effectuer des vols entre l'Union européenne et des pays tiers. Dans un premier temps, cela concernera uniquement les Etats-Unis, avec qui le Qatar et l'Europe possèdent déjà des accords de ciel ouvert. Mais en théorie, cette cinquième liberté pourra être étendue à tout pays nord ou sud-américains. En contrepartie, les opérateurs aériens européens pourront desservir la majeure partie de l'Asie et de l'Océanie depuis le Qatar, mais là encore l'intérêt est limité.
Bruxelles a tout de même mis quelques garde-fous et cette cinquième liberté ne sera jamais pleinement accordée : limitée à quatre fréquences hebdomadaires par Etat membre au moment de la signature, elle ira jusqu'à un maximum sept lors de la saison IATA hiver 2023-2024.
De fait, avant la fin de l'année Qatar Airways pourra relier directement Paris à Chicago. Du pain béni pour la compagnie qui possède une imposante flotte tout cargo, composée de deux Boeing 747-8F et de vingt-six 777F. A titre de comparaison, Air France-KLM ne possède plus que six appareils dédiés après avoir pris la décision il y a plus de dix ans de se concentrer sur le fret en soute.
Qatar Airways devrait immédiatement profiter de la situation pour renforcer son trafic tout cargo sur la France, avec la mise en place d'une douzaine de rotations entre l'Hexagone et le Qatar, ainsi qu'une demi-douzaine de rotations sur l'axe transatlantique.
La compagnie qatarienne va donc poursuivre le développement de son activité de fret en France : de 290 vols tout cargo en 2019, elle est passée à 1 200 en 2020. Elle a bénéficié pour cela de la politique de dérogations mise en place par la Direction générale de l'aviation civile (DGAC) pour autoriser des vols cargo supplémentaires en raison de motifs sanitaires ou de développement des aéroports régionaux. Une politique qui a, par exemple, bénéficié à l'aéroport de Vatry qui accueille Qatar Aiways Cargo deux à trois par semaine depuis bientôt un an.
Véritable contrôle ou écran de fumée
Pourquoi l'Union européenne s'apprête-elle à accorder autant de droits à un pays dont la compagnie nationale rêve de tailler des croupières aux compagnies du Vieux Continent. Selon un connaisseur du dossier, Bruxelles mise sur les contreparties qui seront demandées au Qatar en termes de respect des règles de la concurrence, de la transparence et du droit social. Un accord de « fair competition » en somme, avec des conditions drastiques qui auront pour objectif de rééquilibrer les débats entre Qatar Airways et ses concurrents européens. Également en négociation avec Bruxelles ces dernières années, les Emirats Arabes Unis avaient fini par renoncer en 2019 jugeant a priori l'accord trop contraignant au vu des bénéfices potentiels.
Sur le papier, le Qatar va s'engager par cet accord à interdire et éliminer toute forme de discrimination, de pratique déloyale, ou de subvention « qui serait de nature à compromettre les conditions de concurrence loyales et équitables des transporteurs aériens de l'autre partie ». L'accord comprend tout de même des exceptions, avec la possibilité d'accorder un soutien temporaire pour les Etats de fournir un soutien temporaire aux transporteurs aériens en difficulté, sous certaines conditions de restructuration.
Pour s'assurer du respect de ces conditions, chaque transporteur concerné devra ainsi fournir un rapport financier et une fiche financière faisant l'objet d'un audit externe selon des normes internationales au moins une fois par an. Chaque Etat pourra également demander la remise de rapports complémentaires, livrables sous trente jours.
La donne a changé depuis 2016
Lors du lancement des négociations en 2016, ces mesures de concurrence équitable visaient principalement à conférer à l'Europe un certain contrôle sur les pratiques de Qatar Airways. En effet, cette dernière était régulièrement accusée par ses concurrents européens et américains de bénéficier d'un soutien sans faille de son Etat-actionnaire, et de pratiquer l'opacité financière afin de cacher des subventions illégales. Pour rappel, en 2015, American Airlines, Delta Air Lines et United Airlines avaient publié un rapport reprochant à Qatar Airways d'avoir été subventionnée à hauteur de 17,5 milliards de dollars entre 2004 et 2014. Selon cette enquête, la compagnie qatarienne n'aurait jamais été rentable sans cet apport.
Depuis, la crise sanitaire est passée par là et la situation a bien évolué. Mises à mal par l'effondrement du transport aérien, les principales compagnies européennes ont reçu un soutien fort de leurs Etats respectifs : KLM a touché plus de trois milliards d'euros, Air France en a touché sept, et Lufthansa neuf. A cela, il faut ajouter les mesures de chômage partiel supportées par les finances publiques. Certes, Bruxelles a largement conditionné l'attribution de ces aides, mais il serait désormais mal venu pour ces compagnies de blâmer ouvertement Qatar Airways, même si celui-ci a concédé pour sa part avoir reçu deux milliards d'euros de la part de son Etat-actionnaire.
D'autres dispositions ont également été prévues pour éviter les situations de cartel ou d'abus de position dominante et empêcher les opérations de concentration qui pourraient entraver fortement la concurrence. Sur ces points, le texte prévoit un système de consultations puis, en cas d'échec, la possibilité pour les Etats de prendre des mesures à l'encontre des compagnies aériennes incriminées.
Une dimension sociale intégrée dans l'accord
L'autre volet « offensif » posé par la Commission européenne concerne le droit du travail. Si chaque pays est libre d'établir « son propre niveau de protection du travail au niveau national », il doit veiller à ce que ces mesures soient appliquées. Surtout, l'accord engage chaque Etat « à faire tout ce qui est en son pouvoir » pour ratifier les conventions fondamentales de l'Organisation internationale du travail (OIT).
Derrière ces déclarations louables, la formulation pour l'instant retenue dans le projet et l'absence de mesures coercitives semblent de nature à limiter l'impact réel de ces clauses. Bien que membre de l'OIT depuis 1972, le Qatar n'en a pour l'instant signé que cinq des huit conventions fondamentales. L'émirat ne s'est toujours pas engagé sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, sur le droit d'organisation et de négociation collective, et sur l'égalité de rémunération. Et ce en dépit d'un programme de coopération sur trois ans avec l'OIT lancé en 2017.
Bruxelles attendue au tournant
Ce volet résume à lui seul la fragilité potentielle de cet accord : sa réussite dépend entièrement de la capacité de la Commission européenne à contrôler et faire respecter les conditions énoncées dans l'accord. Au vu des avantages que celui-ci offre à Qatar Airways, les pays européens devraient se montrer particulièrement regardant sur le niveau d'engagement de Bruxelles en la matière.
Elle pourra s'appuyer pour cela sur deux instances de contrôle. Tout d'abord un comité mixte, représentant les différentes parties, sera institué pour veiller à la mise en œuvre et au respect de l'accord. Réuni au moins une fois par an ou à la demande d'une des parties, il est conçu comme un organe de concertation. Il pourra tout de même prendre des décisions contraignantes suite à des cas de concurrence déloyale ou d'absence de transparence, d'urgence concernant des mesures de sûreté, de questions importantes liées au travail... mais celles-ci seront adoptées par consensus entre les parties. Ce qui limitera forcément son pouvoir.
Signe du destin ou non, ce comité mixte est institué par l'article 22 de l'accord - « Article 22 » étant une expression d'origine anglo-saxonne (« Catch 22 ») utilisée pour désigner une situation inextricable en raison de règles contradictoires.
La seconde instance est un tribunal d'arbitrage. En cas d'incapacité du comité mixte à régler un différend, il pourra être saisi par chacune des parties. Trois arbitres seront désignés : un par l'Union européenne, un autre par le Qatar et le dernier d'un commun accord (ou par le président du conseil de l'OACI en cas de désaccord), avec la fonction de président du tribunal. Cette instance semble dotée de pouvoirs coercitifs plus conséquents avec la possibilité de suspendre certains avantages pour la partie jugée responsable d'une violation de l'accord. Mais dans le cas présent, il est fort à parier que le jeu diplomatique prenne le dessus.
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