Airbus ne profite-t-il vraiment pas des déboires de son rival Boeing, comme l'assurent son directeur commercial, Christian Scherer et certains observateurs? Pas si sûr... Certes, comme l'explique l'avionneur européen, Airbus ne peut pas proposer à des compagnies aériennes pénalisées par l'immobilisation du B737 MAX de les remplacer par des avions de la famille A320 Neo (A319, A320, A321) qui boxent dans la même catégorie que l'avion américain (150-220 sièges). Le carnet de commandes des A320 est tellement fourni qu'une compagnie qui passe commande aujourd'hui devra en effet patienter jusqu'en 2024 avant de recevoir les premiers exemplaires.
Pour autant, en sortant cet élément de court terme, les déboires du 737 MAX profitent bel et bien à Airbus. Ils lui apportent une position stratégique prédominante sur tout le segment de marché allant des avions moyen-courriers de 150 sièges aux long-courriers de 240-250 sièges, lequel représente plus de 70% des ventes d'avions. En poussant l"analyse, Airbus peut même se trouver en position favorable sur l'ensemble du marché allant cette fois des avions de plus de 100 à ceux de 300 places!
La crise du B737 MAX a plombé le projet "NMA"
Tout d'abord, la crise du B737 MAX a complètement fragilisé, pour ne pas dire tué, le projet de "NMA" (new midsize aircraft) de Boeing, un appareil d'une capacité de 220 à 260 sièges selon les versions (deux étaient prévues), capable de franchir des distances de plus de 5.000 miles nautiques (9.200 kilomètres). Disponible à l'horizon 2025-2026, cet avion, que d'aucuns avaient déjà baptisé "797"; visait le remplacement des vieux B757 et B767 lancés dans les années 80.
Avant l'immobilisation du B737 MAX mi-mars, à la suite de deux accidents impliquant le système anti-décrochage (346 morts au total), le lancement du programme "NMA" devait être annoncé en juin, lors du dernier salon aéronautique du Bourget. Avec l'immobilisation du 737 MAX, Boeing s'est évidemment focalisé sur son avion vedette et le NMA n'a pas été lancé. Pis pour Boeing, Airbus a officialisé au salon du Bourget le lancement de l'A321 XLR, une version long-courrier de l'A321. Prévu pour 2023, cet appareil monocouloir sera capable de transporter près de 200 passagers sur des vols de 10 heures. Avec l'A321 LR, une version capable d'assurer des vols de plus de 8 heures déjà en service, Airbus dispose d'une doublette très efficace. Déjà bancal avant l'immobilisation du MAX en raison de son arrivée sur le marché jugée tardive par rapport à celle l'A321 LR (en service) et de l'A321 XLR, le projet NMA l'est encore plus aujourd'hui. Pour certains observateurs, le projet est même mort.
En tout cas, Airbus profite aujourd'hui à plein de cette situation. Depuis son lancement en juin dernier, l'A321 XLR multiplie les prises de commandes. Elles représentent une bonne partie des 1.000 prises de commandes enregistrées depuis janvier par Airbus. Plus de 400 exemplaires ont en effet commandés, notamment par American Airlines et United Airlines (50 exemplaires chacune), deux compagnies américaines qui étudiaient de près le NMA de Boeing. Auraient-elles commandé l'Airbus si le "NMA" avait été lancé? On ne le saura jamais.
En attendant, le résultat est là : avec les déboires du MAX et l'incertitude qui règne autour du projet NMA, Airbus règne en maître sur tout le marché allant des avions moyen-courriers à partir de 150 sièges jusqu'aux long-courriers de 220-260 sièges. Grâce au succès de l'A220, le nouveau nom du C-Series de Bombardier depuis la prise de contrôle du programme par Airbus il y a 18 mois, la domination d'Airbus commence même à partir des avions de plus de cent places.
Airbus maître du jeu sur les "avions monocouloirs"
Surtout, la situation stratégique d'Airbus est d'autant plus confortable que l'avionneur européen peut se permettre d'attendre de voir venir Boeing sur le marché des monocouloirs, celui du 737 et de l'A320. Et ce, quel que soit le scénario mis en place par son rival. Si Boeing conserve son 737 MAX, un retour à la "normale", si retour à la normale il y a, n'est pas attendu avant deux ans à partir de la remise en service de l'appareil, pour l'heure inconnue. United Airlines vient de repousser à juin l'éventuelle mise en service de l'appareil.
Or, pendant ce temps-là, Airbus aura mis derrière lui les soucis de production constatés sur l'A321 et pourra envisager d'augmenter encore ses cadences de production (une soixantaine d'avions produits par mois aujourd'hui) et écouler plus rapidement son carnet de commandes et par ricochet engranger de nouvelles commandes. Certains clients sont en effet réticents à commander des avions qu'ils ne recevront pas avant cinq ou six ans. Alors que la famille A320 dominait déjà le 737 MAX avant les accidents de Lion Air et d'Ethiopian Airlines, Airbus devrait augmenter encore sa part de marché pour atteindre "60%, voire plus" à l'horizon 2025, selon l'ancien directeur commercial d'Airbus, Eric Schulz, aujourd'hui consultant.
Boeing va-t-il arrêter le 737 MAX?
Mais c'est sur un autre scénario, celui de l'arrêt du programme 737 MAX (qu'un certain nombre de patrons du secteur aéronautique envisagent) qu'Airbus se retrouve encore plus en position de force. Si, pour une raison ou pour une autre (nouveaux problèmes sur l'appareil après sa remise en service ou boycott des passagers), Boeing décidait de lancer un nouvel avion, Airbus aurait en effet le luxe de pouvoir attendre avant de réagir.
"Sur le plan stratégique, Airbus est bien positionné. Si Boeing lance un nouvel avion pour succéder au B737 MAX, Airbus peut attendre, voir et répondre ou pas", explique Yan Derocles, analyste chez Oddo BHF.
Car, en l'absence de nouvelles technologies moteurs, le lancement d'un nouveau programme américain dans les deux ou trois ans déboucherait sur un appareil dont les performances seraient, certes supérieures à celles de l'A320 Neo, mais pas suffisantes pour créer un écart substantiel avec l'avion européen. D'autant plus que l'A320 Neo doit encore être optimisé, avec par exemple le développement d'une nouvelle aile en composite.
En lançant un tel avion qui n'arriverait pas sur le marché avant 2027-2030, Boeing prendrait donc le risque qu'Airbus, conformément à son plan de marche actuel, attende quelques années pour lancer à son tour un nouvel avion, lequel apporterait pour le coup un véritable saut technologique par rapport aux avions actuels. L'avionneur européen table sur le lancement du programme du successeur de l'A320Neo au milieu de la prochaine décennie, pour une mise en service au début des années 2030.
Et là, difficile, pour ne pas dire impossible cette fois, pour Boeing de relancer un nouvel avion à 15 milliards de dollars quelques années après avoir mis la même somme pour lancer le successeur du B737 MAX, sachant que ces deux chèques s'ajouteraient à la facture du 737 MAX, au moins aussi élevée que le coût d'un programme d'avions. Certes, le poids de Boeing dans la défense et les services est très important, pas sûr néanmoins qu'il suffise à financer toutes ces dépenses.
Que fera Airbus?
Dans l'hypothèse d'un lancement dans les deux ou trois ans d'un lancement par Boeing d'un successeur du MAX, reste à savoir si Airbus maintiendra son calendrier pour proposer un avion en rupture dans les années 2030. Ou au contraire, s'il marquera Boeing à la culotte en lançant dans la foulée le successeur de l'A320 Neo, de peur de voir son rival américain reprendre du poil de la bête commercialement. Ce schéma serait préjudiciable à l'ensemble du secteur. Car il ne pousserait pas les avionneurs à relancer un nouvel avion au cours des années 2030, étape jugée cruciale pour atteindre les objectifs ambitieux du transport aérien de réduire de 50% les émissions de CO2 en 2050 par rapport à 2005.
L'enjeu environnemental sera déterminant dans les choix stratégiques. La montée en puissance de la sensibilité environnementale et la montée en flèche de la taxation sur les compagnies aériennes peuvent en effet pousser les compagnies à attendre un tel avion qui ferait baisser les émissions de CO2 et pousser par conséquent Airbus à attendre. D'autant plus que l'A320 Neo peut encore être optimisé.
Boeing également fragilisé sur les gros-porteurs
L'équation tourne au casse-tête pour Boeing. Elle se complique d'autant plus que la situation sur le marché des gros-porteurs, que domine le groupe américain, n'est pas dégagée elle non plus. Si le B787 (300-350 sièges selon les versions) continue de rencontrer un vif succès, Boeing n'hésite pas à casser les prix pour remporter des campagnes et engranger du cash.
En revanche, le marché au-dessus du 787 (plus de 350 sièges) et celui au-dessous (250-300 sièges), pose question. Le premier parce que le nouveau B777 (le 777-9 et le 777-8) est en retard. Le B777-9 (plus de 400 places) devait initialement être mis en service en 2020. Son petit frère, le 777-8, devait le suivre deux ans plus tard, en 2022. Or, le B777-9 affiche déjà plus d'un an de retard. Pour Boeing, il ne faudrait pas que ce décalage se creuse davantage sous peine de passer à côté du juteux marché du renouvellement du B777-300 ER (350 sièges), mis en service en 2004, alors qu'Airbus dispose avec l'A350-1000 d'un avion de dernière génération déjà en service depuis deux ans. La perte du B777-8 face à l'A350-1000 dans l'appel d'offres de Qantas pour ses vols ultra-long-courriers constitue le premier coup de semonce pour Boeing. La compagnie australienne voulait ses avions pour 2023 et Boeing ne pouvait évidemment pas garantir la disponibilité du 777-8 à cette échéance.
Sur le marché extrêmement difficile des avions de 250 à 300 sièges, Boeing n'est pas au mieux non plus. Après avoir abandonné le B787-3 il y a plusieurs années, l'avionneur américain comptait viser ce marché avec la plus grande des deux versions de son projet NMA. L'absence de proposition pourrait là aussi faire le jeu d'Airbus, alors que l'A330-800 peine à se vendre.
Pour autant, selon certains industriels français, Boeing pourrait, s'il lance un nouvel avion pour remplacer le MAX, concevoir un appareil qui couvre également le marché du NMA. Un appareil qui laisserait à son partenaire Embraer (que Boeing est en passe de racheter) occuper le marché des avions de 100 à 150 places (voire un peu plus) et lancer un avion de 170 à 270 places selon les versions. Toutefois, cet avion ne résoudrait pas l'équation du manque de technologies aujourd'hui nécessaires pour concevoir un avion permettant de sauter une génération.
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