« Le monde change, et pas en faveur des Big Tech », (Margrethe Vestager, Commission européenne)

Pour Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne, les premiers changements mis en place par les plateformes pour se conformer au Digital Markets Act (DMA) ne sont pas suffisants. En témoignent les cinq enquêtes déjà lancées par son équipe à l'encontre de Meta, Apple et Alphabet. Pour La Tribune, elle revient sur l'application des nouvelles réglementations européennes sur le numérique. Et sur leur capacité à résister aux évolutions des technologies, notamment l'IA générative.
Margrethe Vestager, lors d'une conférence de presse le 5 mars 2024
Margrethe Vestager, lors d'une conférence de presse le 5 mars 2024 (Crédits : CC BY 4.0 Claudio Centonze)

En l'espace de quelques semaines, l'Union européenne a fait entrer en vigueur deux nouvelles législations majeures pour le numérique. Le Digital Markets Act d'un côté, qui régule plus finement les abus de position dominante sur ce marché. Et le Digital Services Act, qui donne une plus grande responsabilité des plateformes quant aux contenus qu'elles diffusent. Un troisième texte, l'IA Act, qui encadre les différentes applications de l'intelligence artificielle, viendra compléter le corpus une fois son entrée en vigueur d'ici à un an.

La Commission européenne n'a pas traîné pour faire respecter les deux premiers. Un mois après l'entrée en vigueur du DMA, elle a annoncé lundi 25 mars cinq enquêtes contre Meta, Alphabet et Apple. Les trois entreprises sont fortement soupçonnées de ne pas respecter la loi, malgré le temps qu'il leur avait été donné pour se conformer. Les procédures ne devraient pas durer plus de 12 mois. Au commande de ce bras de fer : Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission européenne et commissaire à la concurrence. Elle revient pour La Tribune sur l'application de ces législations, la relation tendue entre la Commission et les Gafam, et ce que change (ou non) la vague de l'IA générative pour le cadre légal imposé au numérique.

LA TRIBUNE - À peine un mois après le lancement du Digital Markets Act, votre équipe a déjà lancé cinq enquêtes envers trois des géants du numérique. Vous n'êtes donc pas satisfaite des changements apportés par les plateformes ?

MARGRETHE VESTAGER - Ces cinq enquêtes visent Alphabet, Meta et Apple dans le cadre du DMA. Elles concernent notamment les systèmes de Google et Apple, soupçonnés de favoriser leurs propres produits. Ou encore le modèle « pay or consent » (payer ou approuver) mis en place par Meta, qui propose à ses utilisateurs soit de payer, soit de continuer d'être la cible de publicités. Nous avons également envoyé des « ordonnances de conservation » à Amazon, Alphabet, Apple, Meta et Microsoft, pour que des documents faisant office de preuves soient conservées, le temps de décider s'il y a besoin de plus d'enquête ou non. Il y a donc trois catégories : soit nous avons de forts soupçons d'une violation du DMA, soit nous avons des doutes à confirmer, soit nous pensons qu'il est possible d'en discuter, et d'être davantage dans le dialogue.

Google a récemment retiré de son moteur de recherche l'application Google Maps au nom de l'entrée en vigueur du DMA. En conséquence, certains utilisateurs sont furieux. L'entreprise fait-elle preuve de mauvaise foi à vos yeux ? Aurait-elle pu faire autrement ?

Oui, Google aurait pu faire les choses complètement différemment. Il aurait pu donner aux utilisateurs le choix en leur demandant quel service de carte interactive ils souhaitaient avoir par défaut. La solution choisie a effectivement embêté les utilisateurs. Leur justification est : « Bruxelles nous a demandé de faire ça ». Mais non, une autre solution évidente aurait été de donner le choix aux utilisateurs.

Dans le cas d'Apple, ce sont les développeurs d'applications qui sont mécontents. Il vous ont adressé une lettre estimant que les changements d'Apple -qui impose des frais et contraintes supplémentaires pour pouvoir être sur des magasins d'applications différents de l'App store- sont un signe de mépris envers le Digital Markets Act. Qu'avez-vous à leur répondre ?

Cela fait partie de nos enquêtes. Apple doit cesser ses pratiques d'anti-steering, c'est-à-dire empêcher les développeurs d'applications de communiquer avec leurs propres clients. Si vous êtes une plateforme de streaming dans l'écosystème d'Apple par exemple, vous ne pouvez pas envoyer de mails à vos clients, vous ne pouvez pas les prévenir de nouveaux développements, vous ne pouvez pas les guider vers une offre alternative moins chère. C'est interdit par le DMA. Et ça l'est aussi par les lois antitrust classiques. Il y a trois semaines, nous avons donc réclamé une amende de 1,84 milliard d'euros à Apple, et nous leur avons demandé d'arrêter ces pratiques d'anti-steering.

S'ils ne changent pas leurs pratiques dans les 30 prochains jours (avant le 6 avril, Ndlr), on leur imposera des pénalités journalières jusqu'à ce qu'ils se conforment à la loi. Ces pénalités peuvent atteindre 5% du montant du chiffre d'affaires mondial. Concernant leur non conformité au DMA, c'est une autre chronologie. Cela ne concerne pas seulement les applications de streaming, mais toutes les applications. Donc cela nous prendra plus de temps, car il faut qu'on réunisse les preuves. Le DMA nous donne 12 mois, mais nous espérons que cela ira le plus vite possible.

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Comment sont les relations de Commission européenne avec les plateformes ?

Évidemment quand vous êtes un citoyen ou une entreprise et que vous ne vous conformez pas à la loi, vos relations avec les régulateurs sont différentes...  Bien sûr les entreprises essaieront de résister si la loi pénalise leur activité économique. Mais nous avons à portée de main des outils : des ordres, le doublement des amendes, potentiellement le démantèlement de leurs activités, pour les pousser à respecter la loi.

En fin de compte, le monde est en train de changer, et pas en faveur des Big Tech. L'Europe n'est pas seule à aller dans ce sens. Le Japon, le Canada, l'Australie, la Corée du Sud, les États-Unis... Tous réfléchissent à des lois similaires. Les Australiens et les Canadiens sont notamment en train de faire passer une loi sur l'IA. La prise de conscience est sans commune mesure par rapport à il y a dix ans.

Certains observateurs estiment que les nouvelles législations européennes concernant le numérique (DMA, DSA, IA Act) sont très ambitieuses mais manquent de moyens pour être bien appliquées. Notamment le DSA qui touche une grande variété de plateformes.

Je ne sais pas où ces critiques trouvent leurs fondements. Car jusqu'alors nous avons tout mis en œuvre pour nous organiser. Concernant le DMA, nous avons créé une équipe de 80 personnes. Nous avons des spécialistes à la fois du numérique et de la concurrence. Des profils variés comprenant des scientifiques, des spécialistes des technologies, des avocats spécialistes de la concurrence... Nous avons toutes les compétences nécessaires pour traiter ces cas. Nous avons aussi des relations avec les États membres, donc nous pouvons faire des enquêtes communes. L'Autorité française de la concurrence est par exemple très compétente sur ces sujets. Quant au DSA, il y a des équipes au sein des États membres, mais la Commission joue un rôle de renfort.

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Mistral AI, notre champion français de l'IA générative, vient de s'allier à Microsoft. Est-ce la fin de l'illusion d'une IA européenne ?

Nouer un partenariat avec un Américain ne le rend pas moins européen. Mistral AI a besoin d'un accès à beaucoup de puissance de calcul. Pour offrir une alternative, nous travaillons en ce moment même à donner accès à ces entreprises au réseau européen de supercalculateurs. Nous en avons neuf aujourd'hui et deux d'entre eux figurent parmi les cinq premiers ordinateurs de la planète. Il s'agit donc d'un atout très important pour les petites entreprises européennes, qui peuvent ainsi développer leurs modèles en Europe. Certaines entreprises n'ont pas le temps d'attendre. Donc, elles concluent des accords. Mais je ne pense pas que cela les rende moins européennes.

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La Commission européenne examine toutefois ce partenariat au regard de la concurrence...

Oui nous regardons s'il y a un changement de contrôle sur l'entreprise. Et s'il y en a, évidemment, l'entreprise ne sera plus européenne. Mais le partenariat qui m'inquiète le plus dans le secteur de l'IA, c'est celui de Microsoft avec Open AI, qui est d'une ampleur bien différente avec un investissement de plus de 10 milliards de dollars bien plus important. Nous restons vigilants quant à ce nouveau marché, sur la manière dont il se développe. Nous avons mené une consultation sur la manière dont les différents acteurs perçoivent la concurrence, et nous avons demandé un certain nombres d'informations aux entreprises.

Sur l'IA, de nouveaux monopoles sont en train de se créer, et de nouveaux risques apparaissent. Les textes européens sont-ils adaptés à cette nouvelle ère et peuvent-ils rester pertinents à mesure de l'évolution des technologies ?

Nous avons des lois sur la concurrence depuis bien longtemps, et elles ont été ajustées pour s'adapter à la réalité et aux usages. Le DMA s'applique très largement à cette réalité des plateformes nourries à l'IA générative. Dans le moteur de recherche de Google, vous pouvez utiliser Gemini. Dans les outils Microsoft, vous avez Copilot... Les plateformes, munies de ces nouvelles fonctionnalités "powered with AI" restent soumises aux mêmes règles du DMA.

Concernant le Digital Services Act, les grandes plateformes ont l'obligation d'évaluer leurs risques. Et c'est bien sûr le cas sur l'intelligence artificielle, les plateformes doivent considérer les risques de désinformation, de biais et les autres faiblesses de ces technologies, et les contrôler.

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La Commission européenne s'est justement inquiétée récemment de la gestion de ces risques par certaines grandes plateformes...

Oui tout à fait, en particulier TikTok. Nous les soupçonnons de ne pas avoir évalué les risques concernant leur utilisation de l'intelligence artificielle pour promouvoir leurs contenus. S'ils ne les ont pas évalué, clairement ils n'ont pas essayé de les atténuer et ils n'ont pas pris les mesures nécessaires pour supprimer ce qu'il y a d'illégal, d'haineux... C'est une priorité, parce qu'ils doivent s'assurer de cela avec les élections européennes qui arrivent. L'IA Act ne va pas s'appliquer avant un an et demi, mais le Digital Services Act couvre ce type de situation. Nous venons d'ailleurs de publier un guide technique à destination des plateformes en prévision des élections européennes, afin qu'elles préservent l'intégrité de ces élections.

L'arrivée des nouvelles plateformes spécialistes de l'IA générative (comme OpenAI, Anthropic...), ne change-elle pas le paradigme ? Elles utilisent nos données de manières différentes de la précédente génération de Big Tech, elles n'ont pas forcément les mêmes modèles d'affaires... Ne remettent-elles pas en question le cadre légal tel que l'Europe l'a imaginé depuis plusieurs années ?

La première chose que cela nous apprend c'est qu'il ne faut jamais se reposer sur ses lauriers. Le prix du bon travail, c'est encore plus de travail. Nous avons passé tout l'été dernier à travailler sur ces enquêtes et nous passerons une bonne partie de l'année à travailler dessus. C'est un peu comme lorsque vous tombez enceinte, me faisait remarquer une personne lors de l'annonce de nos enquêtes. Vous pensez que la grossesse est un énorme défi, puis vient l'accouchement, qui l'est tout autant. Mais finalement, ces étapes ne sont que le commencement... C'est une très bonne métaphore. Le DMA et le DSA vont être épuisants pour nous tous. Et ils le seront d'autant plus que ces services intègrent encore plus d'intelligence artificielle. C'est déjà le cas depuis un moment. Amazon utilise par exemple les données de ses concurrents, grâce à un algorithme puissant. Ce qui est nouveau, ce sont les grands modèles de langage.

Nous devons rester vigilants. Mais je ne suis pas sûre que de nouveaux outils législatifs soient nécessaires. Il faut observer ce qu'il se passe et utiliser les outils en notre possession. Si vous créez de nouvelles règles, vous entrez dans des procédures législatives longues. Il a fallu 4 ou 5 ans avant que le DMA entre en vigueur !

Mais parfois il est nécessaire de les ajuster. C'est notamment le cas de l'IA Act qui ne prenait pas en considération les grands modèles de langage au départ.

Oui car les premiers brouillons de l'IA Act ont eu lieu avant la première occurrence de ChatGPT. Mais je pense que nous avons réussi à en faire un texte "future proof", c'est-à-dire capable de rester pertinent dans le temps. Même si l'intelligence artificielle devient très différente dans quelques années par rapport à aujourd'hui, le texte parviendra à capturer ce changement.

La vague de l'IA générative laisse de nouveau place à une forme de fascination vis-à-vis des technologies, un peu comme celle que nous avions connu lors du début des réseaux sociaux. Ne risque-t-on pas de perdre en vigilance ?

Oui vous avez raison, il y a une fascination. Mais je pense que depuis les premiers développements des grands modèles de langage, nous n'avons jamais eu l'illusion que ces technologies ne pouvaient apporter que du bon. Je me souviens d'une conversation entre une connaissance et ChatGPT sur le stoïcisme. Elle m'a fascinée : on ne pouvait plus distinguer le robot de l'humain. Très impressionnant. Mais nous savons aussi à quel point les choses peuvent dérailler. Je ne serais pas capable d'évaluer cette conversation sur le stoïcisme, car je ne suis pas experte en philosophie. En revanche, je me rends bien compte des erreurs de Chat-GPT et DALL-E quand je m'en sers pour créer un flyer. Je voulais l'image d'un dîner avec six sièges, il en a d'abord fait 8, je lui ai demandé de corriger, il a fait 6 dossiers de sièges mais seulement 4 chaises, ensuite il a changé la date...

Ce sont des erreurs innocentes, mais dont je peux me rendre compte de mes propres yeux. En revanche, si j'ai l'impression de faire une crise cardiaque, que je demande des conseils à ChatGPT et qu'il répond à côté, en énumérant les symptômes d'un infarctus chez l'homme, ce n'est plus tellement amusant. Quand vous n'êtes pas expert, c'est très difficile de distinguer le vrai du faux, donc vous avez besoin d'avoir confiance en la manière dont la machine a été entraînée.

Propos recueillis par Marine Protais

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Commentaires 12
à écrit le 28/03/2024 à 22:04
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Ce que je trouve grave, c'est la nouvelle discrimination : la publicité "personnalisée" n'est qu'en fait un paravent pour pratiquer une discrimination commerciale en catégorisant les consommateurs par communauté, catégorie sociale, opinions... C'est ...

à écrit le 28/03/2024 à 13:09
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synses du det? det ror jeg faktisk ikke ! pour dire qu'il est beau de rêver, mais il serait trop de dire pourquoi !

à écrit le 28/03/2024 à 7:04
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Amusant les thuriféraires de la souveraineté pro Asselinau et consorts qui s offusquent lorsque la commission prend des mesures anti US. C est juste pathétique. Sans être eurolatre, on peut quand même apprécier lorsque des mesures visant à empêcher l...

à écrit le 27/03/2024 à 21:25
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Les donneurs de leçon sont les plus mal placés ! Je viens de subir une tentative d'escroquerie de l'Etat et ses affidés qui veulent me forcer la main pour que j'ouvre un compte sur leur dernier avorton de super dossier médical à l'abris des regard...

à écrit le 27/03/2024 à 14:13
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Il me semble que l'UE a un train de retard sur l'évolution des technologies. On peut le regretter ou non, mais la bureaucratie non élue ne semble pas être une grande aide pour notre futur

à écrit le 27/03/2024 à 14:01
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De la jalousie mal placée tout simplement ! "les abus de position dominante" mais se sont les mêmes qui aujourd'hui interdisent tout, qui avait autorisé tout au détriment de nos entreprises et commerces de l'époque, une concurence déloyale qui a empê...

le 27/03/2024 à 17:26
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Les jeunes dont vous parlez rêvent de faire leur start up et la revendre au ricain pour glander le reste de leur vie .. les utilisateurs des appli us ou autres sont paresseux et enfermés dans leur habitudes . c est pas ca l’avenir : l avenir de l ´Eu...

le 28/03/2024 à 22:16
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@made. Les réseaux sociaux lobotomissent à forte dose, sans auto contrôle, c'est aussi dangereux que de l'alcool ou de la drogue. Le monde numérique que l'on nous fabrique et qui remplace doucement le far West du début à une face sombre qui facilite ...

à écrit le 27/03/2024 à 13:30
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Bref ! Dépendre de la technologie pour vivre est un sombre avenir !

à écrit le 27/03/2024 à 12:32
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💀⚠️ L'individu Vestager et sa commission n'ont aucune légitimité démocratique. Appuyé par le régime francophobe et francosceptique de Macron, ces technocrates constituent une réelle menace pour notre sécurité nationale ‼️ L'UPR de François Asselineau...

le 27/03/2024 à 13:43
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Asselineau...Le clone en vieux de Jirdan Bardella 🤣

à écrit le 27/03/2024 à 11:59
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Bienvenu en UERSS empire prévu pour durer mille ans. Et c'est déjà hyper long...

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